Eurobull.it [NDLR : édition italophone du Taurillon], en collaboration avec La Strada per la Moncloa, premier podcast italien dédié à l’histoire espagnole contemporaine, vous propose une série d’articles qui explore les liens entre la droite espagnole et italienne et le retour du nationalisme en Europe.
En plein hiver, à Coblence, la soirée se fait froide. Le vent qui arrive depuis l’autre côté de l’Atlantique souffle sur l’Europe. La victoire de Donald Trump a revigoré les forces eurosceptiques, comme celles de Matteo Salvini ou de Marine Le Pen. Nous sommes le 21 janvier 2017. Markus Pretzell, membre de l’Alternative für Deutschland (AfD, extrême-droite allemande), est l’un des organisateurs de la Conférence pour la liberté en Europe (Freedom for Europe Conference). Le colloque réunit des partis d’extrême-droite venant de l’ensemble de l’Europe. A Salvini et Le Pen, s’ajoutent Geert Wilders, leader du Parti pour la Liberté hollandais, et Frauke Petry, leader de l’AfD. Santiago Abascal est aussi présent. Cet inconnu du grand public est le fondateur du parti ultraconservateur Vox, né trois ans plus tôt d’une scission du Partido Popular. Santiago Abascal est tellement méconnu à l’époque quele correspondant de Reuters oublie même de mentionner sa présence.
La conférence de Coblence représente l’énième tentative ardue de construire un réseau international d’alliances entre les partis souverainistes. Deux ans après, ce front commun trouve corps et espace au sein du Parlement européen sous le nom du groupe « Identité et Démocratie ». Si depuis Coblence le mariage entre Matteo Salvini et Santiago Abascal semblait avoir été consommé, notamment à la suite de la victoire de l’Espagnol, gagnant quelques sièges au Parlement européen, les propos du leader de la Lega quant à la crise catalane du 1er octobre 2017 ont mis fin à la lune de miel. Abascal, qui a dédié son engagement politique à une Espagne nationaliste et unie, dénonçait Salvini sur Twitter : « Matteo Salvini fait un très mauvais travail en montrant cet empressement à se mêler des souverainetés nationales. Il ressemble à Juncker. Vive l’unité de l’Espagne ! » Neuf mois après Coblence, les chemins de Salvini et d’Abascal se séparaient.
Le pari de Buxadé
En conséquence, en juin 2019, le chargé aux affaires étrangères de Vox, Jorge Buxadé, sympathisant phalangiste invétéré, annonça le ralliement de son parti au groupe des « Conservateurs et réformistes européens » (CRE), préférant ainsi Morawiecki à Le Pen et Meloni à Salvini. Un changement de camp qui fait toutefois fi des opinions personnelles et programmatiques et qui relève davantage de la stratégie politique du parti ultraconservateur espagnol.
En effet, sont également membres des CRE les nationalistes flamands du N-VA qui, à l’image de Salvini, ont exprimé à plusieurs reprises leur soutien et solidarité au chef de file des indépendantistes catalans, Carles Puigdemont. Lui assurant couverture logistique et assistance politique. Du reste, les revendications séparatistes flamandes se trouvent être analogues aux revendications catalanes. Cet élément explique à lui seul que le choix de Buxadé ne peut être vu comme la tentative de résoudre la question simpliste du « avec qui ? », mais plutôt celle plus complexe du « pourquoi faire ? ».
Le grand pari du conservatisme
Fondé en 2009 par la rupture des Tories britanniques -alors dirigés par David Cameron- avec le PPE (centre-droit européen), le groupe des Conservateurs et Réformistes européens représentait entre 2014-2019 le troisième groupe de l’hémicycle au Parlement européen. En 2019, le retrait des Tories du Parlement, résultat direct du Brexit, menaçait l’existence même du groupe. C’était sans compter l’extraordinaire victoire électorale de la délégation polonaise du PiS de Morawiecki qui obtenu 45% des voix des Polonais, soit 24 sièges, étoffée par les huit députés issus de Fratelli d’Italia et les quatre de Vox. Transformant ainsi la menace de disparition en une opportunité de devenir un groupe influent au sein du Parlement. Le potentiel de représenter un groupe d’importance à Strasbourg permet à ces mêmes forces politiques de repenser un projet politique commun tourné vers un conservatisme assumé. Comme le soulignent Martin Steven et Aleks Szczerbiak, le départ des conservateurs britanniques fait certes perdre aux CRE un nombre significatif de députés, mais il permet au groupe de gagner en cohérence idéologique [1].
Le nouveau bloc des CRE qui voit donc le jour au lendemain des élections européennes de 2019 adopte une position moins eurosceptique à l’égard de l’UE et de ses institutions dans une logique froide de coût/bénéfice. Ils soutiennent ainsi la permanence des Etats-nations au sein de l’Union, projet nécessitant donc l’arrêt du processus d’intégration européen, vu comme fédéraliste. Afin de trouver une position commune entre les différents partis composant le groupe, la fondation américaine Edmunde Burke organisa en mars 2022, dans la splendide salle de concert Noble de Bruxelles, la Conférence Nationale Conservatrice (National Conservative Conference). La fondation est familière de ce type d’événements, elle organise depuis 2020 des conférences conservatrices en Europe et aux Etats-Unis (la dernière a eu lieu à Miami (USA) en septembre 2022). La conférence, intitulée « le futur des Etats-nations en Europe » a vu la participation d’un public pour le moins hétérogène. Des membres hongrois du Fidesz à Vox, de Fratelli d’Italia à l’équipe de campagne d’Eric Zemmour, du PiS polonais aux Neocon américain, de la Fundación Disenso à la Warsaw Foundation. L’hétérogénéité des mouvements et des identités politiques se fond dans la vision commune que seul un réseau d’alliances internationales est susceptible de préserver les nations de l’ingérence d’une Union “aux accents libéraux et socialdémocrates”. Les intervenants sont unanimes quant au déplacement de la bataille politique vers le champ de la culture. La lutte pour l’hégémonie culturelle devient la priorité de chacune des forces politiques présentes à la conférence.
Pour que cet agenda conservateur et nationaliste triomphe dans le cœur des Européens, il est nécessaire pour les forces le défendant de mettre en commun leurs efforts : des fondations comme la fondazione Tatarella proche de Fratelli d’Italia ou Disenso sympatisant de Vox, des revues à l’image du European Conservative, des think tanks comme le Warsaw Institute du PiS sont autant d’éléments résultant de la contre-offensive politico-culturelle de la droite radicale.
Avec Mateusz Morawiecki en Pologne, Giorgia Meloni en Italie, Jimmie Åkesson en Suède, et Vox prêt à gouverner en Espagne avec le soutien explicite du Partido Popular, le pari des conservateurs du CRE semble gagnant, au moins sur le plan électoral. Aujourd’hui, le bloc antifédéraliste et eurosceptique des CRE, auquel il faut ajouter les forces du groupe de Salvini et de Le Pen, est probablement l’expression d’un ressentiment eurosceptique face aux efforts importants et inhabituels de l’Union à la suite de la crise pandémique. Concluons en disant que les fondements de la stratégie conservatrice actuelle - qui vise à donner d’une part plus de consistance à la narrative nationaliste et, d’autre part, à mener une guerre culturelle par des instituts et des think tanks – sont permis par l’action d’un groupe qui a aujourd’hui pour objectif d’agrandir sa propre sphère d’influence sur la scène politique européenne. Les partis, par leur diversité, leurs intérêts divergents, sont unis sur le plan narratif : la lutte commune contre le « fédéralisme européen », la dictature du « politiquement correct », le « consensus social démocrate » et « l’idéologie du genre ».
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