Depuis quelques semaines, des appels circulent de la part de différents groupes, constitués ou non, favorables à l’intégration européenne, demandant aux parlementaires et aux membres du Conseil européen de « respecter » le vote des citoyens européens en nommant Jean-Claude Juncker à la tête de la Commission ou plus exactement de lui permettre de vérifier qu’il a le soutien de la majorité du Parlement afin de présider la prochaine Commission.
Cette demande fait suite au processus initié par les partis politiques européens, sous la pression des organisations pro-européennes, afin qu’ils désignent, avant les élections, leur candidat à la tête de la Commission. L’idée était de développer le système démocratique européen en permettant aux électeurs de choisir entre différentes tendances politiques, incarnées par des personnalités européennes. La désignation préalable des candidats auraient eu pour effet de « couper l’herbe sous les pieds » du Conseil européen, en proposant une interprétation du TFUE particulièrement favorable au parlementarisme et échapper ainsi à la logique intergouvernementale qui a longtemps gouverné le processus de désignation de la Commission.
Si une partie de l’analyse qui sous-tend ce processus peut sans nul doute être partagée, certains points méritent d’être discutés, et probablement révisés, à la lumière de certaines évolutions de la situation démocratique en Europe. S’il apparaît souhaitable de faire évoluer le rapport de force entre Conseil et Parlement en faveur de ce dernier, il est loin d’être évident que le mécanisme des Spitzenkandidaten puisse conduire, dans la situation actuelle, à une rapide et pourtant nécessaire transformation de l’Union en un véritable système démocratique de gouvernance politique. Il est d’ailleurs envisageable de considérer que la stratégie pro-parlementaire mise en œuvre par les partis politiques européens a déjà produit ses meilleurs fruits et que poursuivre dans cette même direction aura pour seul effet le pourrissement.
L’ambition de la stratégie des Spitzenkandidat
La raison pour laquelle les organisations pro-européennes ont soutenu et encouragé le processus des Spitzenkandidat est relativement aisée à comprendre. En désignant en amont les candidats à la présidence de la Commission, les pro-européens espèrent faire basculer le rapport de force entre Conseil et Parlement, en faveur de l’assemblée élue. La politisation de la Commission serait alors le prélude d’un équilibre institutionnel nouveau, dans lequel la Commission serait avant tout responsable devant le Parlement et, accessoirement, devant le Conseil, qui ne pourrait en aucun cas décider sans l’accord d’une majorité parlementaire.
La seconde raison, qui est évidemment liée à la première, est la croyance, justifiée, que la désignation de têtes de listes, candidats à la présidence, puisse rendre l’élection plus lisible pour le citoyen, confronté à des choix clairs. Le soutien d’une majorité de citoyens à une option politique, incarnée par un leader, plutôt qu’à une autre, ne pourrait être remis en cause par le Conseil. La légitimité démocratique pourrait alors contrebalancer efficacement le pouvoir du Conseil : le choix des citoyens étant clair, la possibilité de l’« adapter », ou de le plier, au desideratum des Chefs d’États et de gouvernements apparaît plus compliqué à mettre en œuvre, sauf à reconnaître que l’Union est une démocratie-ersatz.
Ce processus force également les États à sortir au découvert et à défendre publiquement des positions qui s’imposaient jusqu’à présent dans les chambres fermées du pouvoir. D’ailleurs, ces mêmes positions évoluent du fait de leur publicité, les gouvernements ayant des difficultés à défendre ouvertement des options manifestement peu conformes aux souhaits exprimés par les électeurs.
Enfin, la désignation des têtes de liste est censé « politiser » le débat européen, puisque chaque candidat incarne un programme. Cette logique obligerait les partis à définir plus précisément les orientations qu’ils souhaitent pour l’Union dans les prochaines années. Les effets de l’ensemble de ce mécanisme seraient d’autant plus puissants du fait que les dirigeants des gouvernements nationaux, qui siègent au Conseil, sont eux-mêmes membres des organisations qui se disputent le pouvoir parlementaire européen.
En « politisant » la désignation du président de la Commission, les pro-européens partaient à la pêche au gros, espérant faire définitivement basculer les équilibres propres au pouvoir européen. Si la pêche fut fructueuse, le gros poisson du vieil homme d’Hemingway n’a vraisemblablement pas encore été mené à bon port. Il n’est peut être pas impossible, cependant, que les forces démocratiques et pro-européennes du nouveau parlement puissent éviter de ramener à la rive qu’une arête, en optant pour une stratégie ambitieuse.
Pour comprendre comment la stratégie des SpitzenKandidat pourrait être le prélude d’une véritable stratégie de pêche au gros, il convient au préalable d’analyser, dés à présent, les succès et limites du processus et, partant de cette analyse, de déterminer la meilleure route pour éviter les requins et ramener, une fois pour toutes, le gros poisson à bon port. Il y a urgence, les citoyens européens, tels Pénéloppe, attendent Ulysse depuis trop longtemps ; les prétendants sont chaque jour plus forts et confiants et l’ouvrage, mille fois défait, doit aujourd’hui être achevé. Les conséquences d’un nouveau renoncement ne pourraient être que dramatiques pour nos libertés et notre bien-être.
Le succès de la stratégie
Si la campagne a pu décevoir certains observateurs attentifs mais sans doute trop optimistes de la politique européenne, il est difficile de contester que la stratégie des SpitzenKandidat a profondément modifié la manière dont les principales forces démocratiques ont affronté les élections. Il faut regretter l’absence de lignes claires et d’agenda politique précis ainsi que le caractère maladroitement spectaculaire et faussement dramatique des mises en scène télévisuelle du débat politique. Toutefois, les polémiques mêmes qui ont accompagné l’organisation de cette laborieuse campagne témoignent d’un changement de paradigme et illustrent l’intérêt de l’opération.
Au sein des médias, au sein des partis politiques et des listes électorales, vraisemblablement demain au sein même du parlement, la stratégie a produit des effets indéniables. La nécessaire restructuration du débat politique au niveau européen a conduit à des fractures internes ou à des jeux d’équilibristes difficiles et parfois grotesques visant à masquer l’évidente contradiction entre les thèses proposées par le SpitzenKandidat et le parti-relai au niveau national. Ainsi, en France, l’UMP, malgré une campagne européenne du PPE timide sur la question de l’intégration politique et des réformes institutionnelles, a tout de même réussi à montrer d’évidents signes de fracture. Le Front de Gauche, mené par un candidat, certes grec et rouge, mais également européen et portant un programme de réforme institutionnelle fédéraliste, n’a pu éviter de faire profil bas et de nationaliser au possible le débat afin d’éviter de tomber dans d’inévitables contradictions. Les résultats semblent presque conforter le processus, puisque les partis ayant choisi de porter une ligne modérée sur les thématiques européennes ont subis de lourds revers, au profit de listes proposant des lignes claires..
Il est regrettable du point de vue de la mise en lumière des contradictions, que Martin Schulz ne soit pas sorti vainqueur du combat électoral européen. Le spectacle de socialistes français hagards suite à leur défaite historique côtoyant leur « chef » européen victorieux aurait merveilleusement illustré le décalage des socialistes français.
L’effet a été encore plus dévastateur pour les médias, clairement mis face à leur responsabilité, généralement non assumée. Le processus des SpitzenKandidat a mis en exergue l’approche honteusement nationale, pour ne pas dire nationaliste, adoptée par les médias traditionnels vis à vis du débat politique européen. A contrario, les timides avancées constituées par les débats entre candidats européens, pourtant mal organisés et mal pensés, ont révélé tout le potentiel attractif de ce type de manifestation. En sommes, la stratégie des SpitzenKandidat a montré à quel point les médias font dramatiquement fausse route.
L’effet « démasquant » de la stratégie est donc indéniablement un succès.
Or, malgré la salutaire mise en exergue des contradictions et des fractures internes aux familles politiques ainsi que du caractère nationaliste du traitement de l’information, cette élection a surtout mis en lumière les lacunes et les limites des structures européennes à résoudre les problèmes politiques européens.
Le problème européen et l’élection
Le problème politique européen est essentiellement composé de deux lacunes : la première est d’ordre économique et liée à l’efficacité de l’action politique menée par l’Union ; la seconde est démocratique, l’Union étant en crise permanente de légitimité. La première est relative au « pourquoi » de la politique (à quoi servent les structures politiques) ; la seconde concerne le « comment » (quelles sont les conditions pour accepter l’action politique dans une société libre). L’Union a, depuis sa création, souffert de ces deux insuffisances : trop souvent incapable d’agir, pour des raisons de compétences, de moyens, ou simplement à cause de blocage institutionnel ; pratiquement toujours critiquée et suscitant la méfiance des citoyens du fait de son éloignement et de son fonctionnement technocratique.
De ces deux points de vue, la campagne européenne fut surtout révélatrice d’une incapacité des forces politiques traditionnelles à proposer des moyens crédibles pour surmonter ces deux écueils, à l’origine de l’insuccès croissant du projet européen. Aucun des deux principaux candidats, M. Juncker ou M. Schulz, s’il avait triomphé avec suffisamment de marge pour « gouverner » seul n’aurait transformé l’Union en appliquant le rudiment de programme élaboré par sa famille politique. Pourtant, ces dernières années ont marqué une accélération du processus de dégradation du climat démocratique européen, l’Union échouant à nouveau et dramatiquement à protéger ses citoyens les plus faibles et à modifier les équilibres ayant conduit à l’effondrement d’une part importante de l’économie européenne.
Le résultat était alors prévisible, avec une montée des listes ouvertement anti-européennes et nationalistes, ayant choisi une ligne claire, bien que suicidaire pour les citoyens européens, et un constant progrès de l’abstention. Les partis de gouvernement ont en revanche vu leurs électeurs traditionnels leur accorder ou non leur confiance en fonction, essentiellement, de contingences liées à la politique nationale, comme en témoigne la comparaison entre l’effondrement du PS français et le triomphe historique du PD italien. De manière sporadique, quelques listes, portées par un discours proprement européen et souvent totalement ou partiellement déconnecté des partis nationaux classiques ont pu réaliser des scores intéressants, illustrant là encore et comme en 2009 avec Europe-Ecologie, le potentiel électoral des discours euro-critiques constructifs.
De ce point de vue, et sauf de manière assez marginale, la stratégie des SpitzenKandidat ne semble pas avoir suffi à galvaniser les électeurs potentiels des familles politiques ayant choisi, bon an mal an, de jouer le jeu.
La campagne comme le résultat électoral sont une illustration des limites du processus : en mesure de clarifier le jeu au sein des acteurs politiques (partis, médias, gouvernements...), de les fissurer et parfois de les diviser, mais incapable d’amorcer la véritable transformation démocratique dont l’Union a aujourd’hui cruellement besoin.
La stratégie mise en œuvre a essentiellement servi à illustrer les lacunes des partis traditionnels bien plus qu’à mettre en évidence la manière dont ces structures usées pourraient participer à réformer efficacement l’Union. Les programmes sont sans ambitions, les grandes familles politiques, in primis PPE et PSE, divisées sur la question européenne, le personnel politique de moins en moins compétent et représentatif. Surtout, la plupart des équilibres et des décisions fondamentales adoptés par les partis européens sont en réalité encore définis en fonction d’une grille de lecture nationale, ce qui explique, par exemple, les différences entre une UMP faisant campagne pour le rétablissement des frontières et la CDU qui semblait tenir un discours confus mais teinté de solidarisme européen.
Surtout, le processus a eu une influence extrêmement réduite sur le comportement des électeurs, qui ont choisi d’offrir la plus spectaculaire progression aux partis qui n’ont précisément pas joué le jeu, en ne désignant pas de candidat, mais qui ont tenu un discours clair sur l’Europe, en ne dissimulant par leur aversion. Ainsi, les seuls électeurs qui semblent paradoxalement avoir « joué le jeu » de la démocratie européenne, c’est-à-dire qui se sont prononcés pour des partis ayant une vision claire de l’avenir de l’Europe, sont ceux qui ont voté pour les candidats ouvertement anti-européens, tandis que les autres semblaient se positionner essentiellement en fonction de la réalité nationale. Face à la structuration organisationnelle et politique de l’anti-européanisme, le front des européanistes est introuvable. Les partisans d’une plus grande intégration politique du continent sont noyés dans des formations généralistes, dont la position sur l’Europe est le fruit d’un compromis favorisant le plus petit dénominateur commun, c’est-à-dire le statut quo. Ils se résignent à ne pas compter en s’abritant derrière des structures qui garantissent certes leur élection et leur éventuelle prise de responsabilité au sein des institutions européennes mais qui les condamnent à l’inaction européenne. Surtout, ils acceptent de suivre les directives de structures politiques européennes qui ne sont que des agglomérats de partis nationaux, qui demeurent les véritables maîtres du jeu. La raison de cet état de fait est relativement simple à comprendre.
La crise des partis traditionnels
Il est illusoire de penser briser le joug nationaliste qui immobilise, de l’intérieur, les forces politiques traditionnelles sans s’attaquer au préalable aux équilibres du pouvoir politique européen. Les partis politiques européens ne joueront le jeu démocratique européen que lorsqu’il en vaudra réellement la chandelle, c’est-à-dire lorsqu’ils sauront que les décisions politiques européennes sont effectivement prises au niveau européen. Or, si l’architecture institutionnelle européenne semble progressivement réduire le pouvoir des gouvernements nationaux, dans la pratique, les choses ont très peu évolué, essentiellement du fait du comportement des forces politiques partisanes. Ainsi, la pratique de l’unanimité a perduré au Conseil malgré les changements de traités. De même, sur certaines questions fondamentales sur lesquelles le Parlement a un vrai pouvoir, comme pour le vote du budget ou le vote de la Commission, la volonté des partis politiques majoritaires de ne pas mettre en porte-à-faux des dirigeants nationaux qui émanent généralement de leurs formations politiques, neutralise toutes vélléités de contestation. Enfin, la volonté hégémonique des deux grandes familles politiques PPE et PSE, les pousse à adopter une stratégie de répartition des postes, notamment au sein du Parlement, au détriment d’un véritable positionnement politique, qui ne pourrait qu’être mal vécu par leurs compagnons de partis qui gouvernent les États.
La faible importance accordée à la démocratie transnationale par les partis politiques se reflètent également dans les nominations des candidats et des parlementaires. Non seulement, les partis peinent à envoyer leurs ténors au Parlement européen, mais de surcroît, ce dernier accueille également de moins en moins fréquemment des figures marquantes de la société civile, promus par les partis politiques. Ces derniers nomment en revanche de manière de plus en plus systématique des apparatchiks en devenir ou en quarantaine, militants à qui il faut offrir une retraite, un lot de consolation ou un interim, le temps de retrouver la politique qui compte, c’est-à-dire la politique nationale.
Pour autant, la pression démocratique, qui conteste l’hégémonie de ces structures partisanes, se fait chaque jour plus forte, comme en témoigne l’éclosion, à travers toute l’Europe, de nouvelles propositions politiques, parfois qualifiées, à tord ou à raison, de populistes, nationalistes ou utopistes. Cette pression n’est pas uniquement la conséquence de l’échec européen, mais vise à répondre à une crise de légitimité plus générale et profonde qui affecte aujourd’hui les piliers autour desquels s’est construit la démocratie parlementaire en Europe, c’est-à-dire les partis politiques. Alors que les institutions démocratiques se décentralisent, se déconcentrent, se spatialisent, les organisations partisanes supposées les faire vivre restent structurées de manière excessivement hiérarchisée et centralisée. En particulier, la domination des partis nationaux sur l’ensemble de la politique européenne freine la nécessaire autonomie des centres de pouvoirs infra ou supra nationaux.
La déconnexion croissante des partis nationaux avec les institutions politiques entraîne également un raidissement des organisations partisanes, de moins en moins à même de représenter des lieux d’accueil pour la société civile souhaitant s’engager en politique, et de plus en plus structuré en fonction de logiques internes, forts éloignées des enjeux politiques réels. Conscients de leur perte d’attractivité et de la naissance de nouveaux acteurs démocratiques, les partis réagissent en se fermant davantage, puisqu’il convient, en premier lieu, de récompenser les militants fidèles plutôt que de promouvoir des personnalités extérieures aux structures partisanes mais avec une réelle capacité de représentation. Ces différents phénomènes sont à l’origine d’une déconnexion croissante qui oblitère la traditionnelle fonction de représentation sociétale du système parlementaire. Il faut aujourd’hui être fou ou naïf pour penser que la « représentation nationale » offre une image fidèle et représentative de la société française. Le même discours vaut naturellement au niveau européen. La méfiance envers les institutions politiques en général atteint des niveaux jamais atteints jusqu’à présent, au point de mettre en péril la survie même du système démocratique en Europe.
En ce sens, l’idée qu’il conviendrait de reproduire au niveau européen ce qui dysfonctionne au niveau national pour résoudre le problème démocratique européen est paradoxale et inacceptable. Il faudrait, pour résoudre le problème démocratique, amplifier une des ses causes ! Insister pour que M. Juncker ou M. Schulz soient nommés à la tête de la Commission, sous prétexte qu’ils sont les vainqueurs relatifs du scrutin européen, et qu’il s’agirait alors d’un choix démocratique, revient à ignorer ce paradoxe et, plus grave encore, à ignorer la crise démocratique qui secoue réellement l’Europe. Les deux personnalités du PPE et du PSE sont les candidats du statu quo, puisqu’ils sont le résultat d’un non choix des deux grands partis sur les questions européennes. Ils traînent tous deux des coalitions de partis nationaux ayant des positions souvent divergentes sur l’Europe et plus généralement sur la plupart des questions politiques importantes, et qui, le plus souvent, sont également divisés en leur sein : les délégations au Parlement européen sont parfaitement révélatrices de ce mélange des genres et mêlent de vieux habitués de la politique européenne, quelques recyclés attendant des jours meilleurs, quelques néophytes étonnés d’être là et quelques jeunes loups, qui n’ont que faire de l’Union mais savent s’en servir pour affiner le positionnement interne qui leur permettra peut-être un jour d’accéder à une véritable place au soleil...
Force est d’admettre que le travail à abattre pour remettre l’Union dans le droit chemin démocratique est considérable. Le Parlement est également un des rares lieux de pouvoir institutionnel qui puissent, aujourd’hui encore, susciter un peu d’espoir de changement.
Le problème européen : crise démocratique, crise économique
Le changement nécessaire doit répondre aux deux problèmes fondamentaux de l’Europe : le problème démocratique, qui s’est accentué avec la crise de la représentation parlementaire, et le problème de gouvernance politique et économique, qui s’est révélé dramatique avec le développement de la crise financière. Il est illusoire de penser résoudre l’un sans s’attaquer à l’autre. Ces deux questions, bien que distinctes, doivent être traitées de front, sauf à se résigner à reproduire les erreurs du passé et à poser de nouveaux fondements à l’aggravation de la crise.
D’ailleurs, dans une très large mesure ces deux problèmes sont révélateurs d’une même tendance dangereuse, d’un même mal fondamental, qu’il est possible de nommer « le fossé ». Le fossé divise de manière de plus en plus définitive, ceux qui sont « in » de ceux qui sont « out », les inclus des exclus, ceux qui bénéficient de ceux qui pâtissent, ceux qui gagnent de ceux qui perdent. Économiquement et politiquement le phénomène est semblable : la société européenne est de plus en plus coupée en deux et la distance entre ces deux composantes est de plus en plus flagrante et surtout, insurmontable. Cette réalité qui va se développant mine les fondements mêmes des modèles de coexistence pacifique construit tout au long des deux siècles derniers. Une société démocratique peut accepter l’inégalité si elle est fluide, c’est-à-dire si tous les différents membres du corps social peuvent espérer s’élever et progresser. À défaut, la démocratie change de nature et ces mécanismes servent uniquement à légitimer une situation inacceptable pour un nombre croissant d’individus. Partout en Europe, le vote s’affirme désormais comme un mode de légitimation de l’exercice d’un pouvoir par des groupes restreints, de plus en plus déconnectés de la société qu’ils sont censés gouverner. A contrario, la société progresse en terme d’instruction, de connaissance et donc de liberté, rendant encore plus inacceptable le phénomène de captation du pouvoir politique ou économique. Paradoxalement, la crise de légitimité des partis politiques renforce le rôle de légitimation formelle de l’élection, favorisant l’élaboration d’un discours autoréférentiel, censé convaincre le citoyen mécontent du caractère véritablement démocratique d’un pouvoir qui lui échappe en réalité. Il en est de même sur le plan économique avec une constante théorisation de l’idée démocratiquement inacceptable selon laquelle le progrès d’une société né des inégalités ou que le seul moyen pour restaurer le progrès consiste à réduire les faibles garanties dont bénéficient encore les plus faibles. En économie comme en politique, les discours aboutissent systématiquement à rejeter la faute des difficultés sur ceux qui ne bénéficient pas ou plus du modèle, qui en sont exclus, et qui ne peuvent donc pas ou plus lui nuire. Il apparaît cependant de plus en plus évident que la masse des gens « out » a atteint une taille critique et que l’édifice se fissure dangereusement et il n’est plus question de colmater les brèches : il convient de revoir les fondations.
Que faire ?
Les deux problèmes européens sont ces fondations : au cœur du problème démocratique, l’obsolescence du modèle de représentation collective, organisé suivant des subdivisions d’ordre idéologique ; au cœur du problème économique, l’incapacité des structures collectives à garantir le développement de la collectivité toute entière.
S’il est évident que la nomination de M. Juncker ou de M. Schulz ne représente en aucun cas un pas vers la solution de l’un de ces problèmes fondamentaux, la situation de tension entre le Parlement et le Conseil ainsi que l’issue dramatique du scrutin pourraient devenir le prélude d’une saison de changements bénéfiques pour les citoyens européens. Il convient en premier lieu de comprendre que les tensions actuelles ne sont pas le fruit d’un vote des électeurs : de part et d’autre, Conseil comme Parlement, dominent des individus appartenant aux mêmes familles politiques, ceux qui s’affrontent prétendument aujourd’hui, faisaient hier campagne ensemble. M. Hollande et M. Renzi avec M. Schulz, M. Cameron et Mme Merkel avec Juncker. Si l’on suit la ligne d’interprétation classique consistant à représenter l’électorat comme un corps et donc de personnifier de manière illégitime et fallacieuse les millions de votants, il est même possible d’affirmer que le corps électoral, en accordant à aucun des prétendants une majorité claire, a précisément choisi de ne pas choisir l’un d’entre eux !
En second lieu, il faut comprendre ce que signifie le soutien des deux partis majoritaires à l’élection de l’un des prétendants ainsi que mesurer le poids réel d’un président de Commission cohabitant avec un Conseil hostile. Il ne s’agit naturellement pas d’un environnement favorable à la mise en œuvre des réformes nécessaires à la transformation du système politique européen. Choisir M. Juncker ou M. Schulz revient à accepter cet environnement délétère et se résigner au statu quo. Il est difficile d’imaginer ce qui pourrait naître de bon de cette situation de blocage.
Une autre voie apparaît néanmoins possible. La tension actuelle entre le Conseil et le nouveau Parlement peut déboucher sur un processus positif pour l’Union si ce dernier s’emploie à véritablement défendre les intérêts des citoyens. Il apparaît évident aujourd’hui que, si l’on maintien l’organisation actuelle des groupes politiques, les pro-européens ne compteront pas, puisqu’ils seront noyé dans des groupes politiques comptant parmi leurs membres des euro-sceptiques, des anti-européens, des fédéralistes et des partisans de l’Europe intergouvernementale. Même en réduisant la question européenne à un simple oui/non, favorable/contraire, les grands groupes politiques risquent de se diviser. À l’inverse, les nationalistes se sont d’ores et déjà organisé et compteront au moins un groupe, et vraisemblablement trois, chacun très compact sur la question fondamentale de l’avenir de l’Union. Les forces politiques traditionnelles, en refusant d’affronter la question européenne conservent une unité de façade et se condamnent à l’inaction. Attitude paradoxale qui consiste à renoncer à l’idée de faire de la politique afin de conserver le pouvoir en politique. Cette attitude n’est en aucun cas une façon de « respecter » le vote des citoyens. D’ailleurs, l’idée même de « respecter » un vote est étrange. Le résultat d’une élection est un fait, il n’a pas besoin d’être respecté. C’est un fait que les citoyens européens n’ont voté majoritairement pour aucun parti, c’est un fait qu’ils ont primé les propositions politiques claires sur la thématique européenne, au risque de voir triompher des partis extrémistes, c’est un fait que l’abstention a atteint des niveaux records, c’est un fait que des partis nouveaux, populistes, nationalistes ou autres sont arrivés premiers ou seconds dans de nombreux États européens, etc.
La situation politique qui découle de ces « faits » est simple : appliquer les mécanismes nationaux en les transférant au niveau européen équivaut à accepter l’immobilisme. Rechercher une « majorité » en respectant l’organisation en familles politiques revient à choisir le plus petit dénominateur commun et donc à sacrifier l’essentiel, c’est-à-dire toute forme de réflexion ou de prise de position sur la question de l’avenir de l’Union européenne. Ce n’est clairement pas le meilleur moyen de « respecter » le vote ou les citoyens que d’opter pour un tel scénario.
Étant donné que l’élection n’a pas pu trancher les questions fondamentales, puisqu’elles n’étaient pas représentées par des options politiques en l’absence de positionnement clair de la part des partis à vocation majoritaire, le vote est particulièrement difficile à analyser, à interpréter et donc à « respecter ». En revanche, il est certain que le vote a permis l’élection de parlementaires qui ont aujourd’hui une responsabilité majeure. Ils ont deux choix : soit accepter de laisser l’Union en proie aux petits arrangements des directions des partis et des gouvernements qui généralement les contrôlent, soit décider, en conscience, d’agir dans l’intérêt des citoyens européens et de se comporter en députés libres et responsables.
La première chose à faire pour les parlementaires européens devrait consister à se dégager de l’emprise néfaste exercée par les directions des partis nationaux et embrasser pleinement leur rôle de représentant des européens. Il serait alors souhaitable que tous les élus européens rejoignent au plus vite le lieu de leur nouvelle fonction, c’est-à-dire qu’il se rapproche dés à présent du Parlement européen, à Bruxelles et à Strasbourg, et de s’éloigner de Paris, Rome, Berlin ou Londres. En second lieu, il convient de pousser pour une structuration du Parlement qui reflète les véritables enjeux politiques européens. Si un socialiste estime les positions de son groupe sur la réforme de l’Union trop timides, trop compromissoires, trop faibles, il est libre de quitter ce groupe, à l’instar d’un membre du PPE ou d’un libéral. Il est absurde, ridicule et dangereux pour la démocratie de voir Alain Lamassoure pester contre le nationalisme de Victor Orban ou des amis de Silvio Berlusconi alors qu’ils sont dans le même parti. Si, comme il le répète depuis vingt ans, M. Lamassoure met la construction européenne au sommet de ses priorités et qu’il juge ses « amis » infréquentables, il peut librement choisir de ne plus les fréquenter et de se rapprocher de personnes avec qui il partage davantage. Le choix inverse ne peut que paraître à la fois lâche et surtout politicien, en ce sens qu’il accepte de sacrifier l’essentiel, ce en quoi il croît, pour sauver l’accessoire, son siège. Comment faire confiance à un député qui affirme devant une assemblée de pro-européen vouloir transformer l’Europe mais qui accepte de siéger avec des adversaires de l’intégration ou même avec des parlementaires qui font de l’Europe une question secondaire ? Mettre fin à cette hypocrisie dangereuse est sans doute le meilleur moyen de « respecter » le vote et les citoyens.
Enfin, il convient, au sein du Parlement et partant de cette restructuration salutaire des forces politiques, de rechercher une majorité claire, proposant un programme politique ambitieux pour l’Europe, susceptible d’apporter des réponses aux problèmes évoqués : le problème démocratique et le problème de politique économique. Les anti-européens, minoritaires, ont déjà un agenda, il est évident qu’ils s’y tiendront ; en revanche les partisans d’une majeure intégration politique de l’Union sont parfaitement silencieux, inexistants, attendant fébrilement les décisions prises par leurs « chefs » et qu’ils devront avaler comme des couleuvres. Pourtant, c’est à ces députés qu’il faut hurler aujourd’hui : n’ayez pas peur ! N’ayez pas peur de dire votre vérité, de défendre vos convictions, de refuser les compromis qui ne portent rien de bon aux citoyens, de dire ouvertement et sans langue de bois pourquoi l’Europe, selon vous, est en crise. Seule une attitude intellectuellement et politiquement honnête est à même de recréer le minimum de confiance nécessaire pour que les citoyens acceptent, même momentanément, le jeu de la représentation politique. Peu importe que le message porté par le représentant ne soit pas, aujourd’hui, identique à celui qu’a cru entendre l’électeur, il en est toujours ainsi dans un système de représentation. Ce qui compte avant tout c’est que le représenté puisse comprendre les choix du représentant, qu’il puisse les juger et surtout, qu’il aie l’impression et même la conviction que ces choix sont des choix libres, faits par un parlementaire convaincu de faire le bon choix dans l’intérêt des citoyens et non dans l’intérêt de son parti, de son courant ou pire, de quelques « amis ». Tant que les députés européens se plieront avec autant de malléabilité au diktat paralysant des directions de partis, le citoyen aura la juste impression d’être systématiquement trahit.
C’est aux citoyens que doivent parler les députés, ce n’est ni à M. Hollande, Mme Merkel, M. Renzi ou M. Cameron, ni aux résidents de la rue Solferino ou d’un autre siège de parti national ; ils doivent entendre la société civile et non leurs militants ou tel ou tel groupe de pression à vocation corporatiste ; ils doivent regarder l’état de l’Union, de la démocratie et de l’économie européenne et non les courbes des sondages ou les analyses des spécialistes de l’opinion ; ils doivent lire Altiero Spinelli, Jürgen Habermas ou Joseph Stiglitz et non les éditorialistes de Libération ou du Figaro. En somme ils doivent faire de la politique. C’est là la seule condition pour « respecter » le vote, ou plus exactement la fonction qu’ils occupent aujourd’hui.
Faire de la politique en Europe aujourd’hui signifie se confronter directement aux véritables enjeux politiques, c’est-à-dire les crises démocratique et économique, et proposer des solutions à la hauteur des enjeux. Or, les obstacles habituellement opposés aux solutions ambitieuses renvoient toujours au même blocage : un blocage politique. La politique telle qu’elle est aujourd’hui organisée et pratiquée est devenu force de conservation, générant ses propres monstres, légitimant l’immobilisme. Ainsi, par exemple, l’arrivée massive d’anti-européens au Parlement sert aujourd’hui à justifier la perspective d’un énième accord de « gouvernement » entre socialistes et populaires. Or, il est également évident que le vote extrémiste dans de nombreux États sanctionne l’inaction politique européenne des dernières années, qui repose, entre autre, sur le compromis historique entre les deux (trop) grandes familles politiques. Ainsi, la réaction (le vote extrémiste) devrait justifier sa cause (le consensus PPE/PSE) qui apparaîtrait comme le seul remède pour juguler la réaction ! De la même manière, les équilibres ésotériques internes aux partis politiques expliquent (ou plutôt légitiment) aux yeux des spécialistes l’absence de positionnement sur de nombreux thèmes fondamentaux des grandes familles politiques, qui se traduit évidemment en inaction. Le Parlement européen est, plus que tout autre, le lieu où il est possible de se débarrasser de ce joug paralysant que constitue la structuration de la politique autour de partis sclérosés et d’entamer la reconquête démocratique de l’Europe.
C’est à cette tâche fondamentale que devrait se consacrer les députés européens nouvellement élus, afin de redonner aux citoyens des raisons de leur faire confiance, de les respecter. Les citoyens européens n’ont besoin de rien d’autre que de députés libres et responsables qui décident de faire ce pour quoi ils ont été élus : de la politique, vraiment.
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