« Qu’est-ce que le Tiers état ? - TOUT. Qu’a-t-il été jusqu’à présent dans l’ordre politique ? - RIEN. Que demande-t-il ? - A ÊTRE QUELQUE CHOSE. » Qu’est-ce que le Tiers état ?, Abbé Sieyès, 1788.
Samedi 8 août 2020, Beyrouth, au Liban : Après la terrible explosion d’un stock de nitrate d’ammonium ayant dévasté une partie de la capitale, causé la mort de près de 120 personnes et des milliers de blessés le 4 août dernier, le ministère des Affaires étrangères libanais est pris d’assaut par des manifestants. Fatigués par la crise économique et sociale et exaspérés par la corruption et l’incompétence de leur classe politique, les Libanais expriment leur désespoir. Filmé par une télévision, un manifestant crie sa rage de voir ses droits fondamentaux niés.
Dimanche 9 août 2020, Minsk, au Bélarus : Les élections présidentielles viennent de se terminer. Les résultats officiels sont sans appel : le Président Loukachenko est réélu avec 81% des votes contre seulement 9% pour sa principale rivale Svetlana Tsikhanovskaia, candidate pro-démocratie, épouse du blogueur influent Serguei Tsikhanovski, arrêté par le régime en mai dernier. Dès la proclamation des résultats, des milliers de Bélarusses se réunissent à Minsk et en province pour protester contre ces résultats et plus largement, contre un régime, dernière dictature d’Europe, proche de la Russie, et tenu d’une main de fer depuis vingt-six ans par l’ancien vice-président d’un sovkhoze, Alexandre Loukachenko. Depuis, la répression policière ne cesse de s’amplifier provoquant la fuite de la principale opposante en Lituanie et les appels à l’aide de l’opposition envers l’Union européenne sont de plus en plus pressants.
Lundi 11 août 2020, Hong-Kong : 7 heures du matin, la police chinoise, conformément à la loi sur la sécurité nationale entrée en vigueur le 30 juin visant à mater les revendications libérales, arrête Jimmy Lai, bailleur de fonds du mouvement démocratique et fondateur du Apple Daily, principal journal d’opposition au régime de Pékin. Dans le même temps, plusieurs journalistes et militants pro-démocratie sont également arrêtés. Motifs : « collusion avec les forces étrangères » et « complot en vue de fraude ». En réponse à ces mesures de police, des milliers de Hongkongais se sont rués vers les kiosques pour acheter le journal Apple Daily comme signe de résistance et de soutien à la liberté d’expression et de la presse.
Trois jours, trois lieux mais une seule réclamation : la reconnaissance des droits fondamentaux, de la démocratie libérale et des individus en tant que citoyen.
Durant ces journées, les écrits de l’Abbé Siéyès publiés à l’orée de la Révolution française ne cessent de résonner et sont d’une actualité saisissante.
Du fait de leur importance et leurs natures, ces événements sont un enjeu philosophique et politique majeur pour l’Union européenne.
« Point d’issue, point de sentier tracé. Derrière eux la servitude, devant eux l’inconnu ; Ismaël perdu dans les sables. Qui lui montrera le chemin ? » La Révolution, Edgar Quinet, 1865.
Bien que contestée et remise en cause par les nouvelles théories communautariennes et intersectionnelles, la philosophie universaliste occidentale qui sous-tend les droits de l’Homme depuis le XVIIIème siècle constitue une espérance pour les peuples en quête de liberté. Berceau de l’humanisme et de l’universalisme, l’Europe est ainsi un phare pour les populations qui voient leurs droits et libertés fondamentaux limités voire niés par des régimes anti-démocratiques ou autocratiques.
Les exemples libanais et biélorusses sont éloquents. Face à l’incurie du monde politique et la cupidité de ses élites financières, cause de la crise économique et sociale qui ravage le pays, les Libanais ont acclamé l’aide apportée par l’Union européenne et plus particulièrement celle de la France durant la visite du Président Macron et du Ministre des affaires étrangères J.-Y. Le Drian. De même, les Biélorusses amassés sur les places réclamant la fin du régime stalinien et de l’ingérence de la Russie ne cessent de se référer à la révolution de Maidan en Ukraine de 2014, au cours de laquelle les Ukrainiens avaient manifesté pour un rapprochement avec l’Union européenne et la rupture avec le régime russe.
Ainsi, aux portes de l’Europe, les valeurs libérales prônées par l’Union européenne sont un horizon pour ces peuples épuisés par la répression, dans le cas de la Biélorussie, et par l’incapacité d’un État en déliquescence à assurer leurs droits fondamentaux, dans le cas du Liban. Alors que le concept de droits universels est de plus en plus vilipendé en Europe et aux États-Unis, la concomitance de ces événements vient rappeler ce qui fait la force de l’Union européenne : le respect de la démocratie libérale et des droits de l’Homme. Tout en évitant le procès en ingérence et de néo-colonialisme, notamment au Liban, l’Union européenne doit accompagner et soutenir les revendications populaires en faveur des droits de l’Homme et de la démocratie. A défaut, le précédent libyen risquerait de se répéter et de causer des désordres encore plus grands.
L’Union européenne, garante de l’équilibre géopolitique et des principes démocratiques
Mais, au-delà de cet enjeu philosophique, ces trois épisodes sont l’occasion pour l’Union européenne d’étendre sa zone d’influence et d’asseoir sa position géopolitique. À la suite du retrait progressif des États-Unis sur la scène mondiale, accéléré depuis l’arrivée à la Maison-Blanche de Donald Trump, et aux dissensions au sein de l’OTAN qui paralysent son action, l’Union européenne se doit d’affirmer une politique étrangère unifiée en venant pallier le vide laissé par la superpuissance américaine.
En effet, face à un monde devenu « a-polaire », selon l’expression de M. Laurent Fabius, ancien ministre des affaires étrangères français, confronté à des États aux ambitions hégémoniques et irrédentistes comme la Chine, la Russie, la Turquie et l’Iran, l’Union européenne se retrouve en première ligne afin de préserver ses intérêts et promouvoir les droits fondamentaux dont elle est porteuse. A Hong-Kong, la rupture du principe « un pays, deux systèmes » par la Chine se traduit depuis 2014 par une sévère répression policière contre les mouvements politiques libéraux. Elle s’inscrit dans une logique plus large prônée par le Président Xi Jinping avec un durcissement du régime à l’intérieur du pays avec la discrimination voire la persécution de la minorité musulmane Ouïghour et à l’extérieur une guerre commerciale contre les États-Unis, exacerbée depuis les épisodes Huawei et TikTok, avec en toile de fond le projet des nouvelles routes de la soie, visant à élargir l’influence de l’économie chinoise.
Au Liban, la configuration communautariste et l’importance du Hezbollah incitent l’Union européenne à agir au plus vite en faveur d’un État nouveau, construit sur des principes démocratiques et qui assure les droits et libertés fondamentaux des citoyens. En effet, dans les décombres de l’État failli dont la destruction du port de Beyrouth est le symbole, le Hezbollah demeure une force politique, militaire et sociale incontournable au Liban. Bien qu’étant critiqué par les manifestants en automne dernier, le Hezbollah, relais de l’Iran chiite, joue le rôle d’État de fait, en distribuant des services sociaux de plus en plus nombreux depuis la crise du Covid-19 et en assurant l’ordre avec une milice importante qui concurrence l’armée régulière. Par conséquent, en n’aidant pas le pays à sa reconstruction politique et économique, l’Union européenne laisserait le Hezbollah et par ricochet l’Iran s’emparer du pays, mettant en danger le fragile équilibre existant entre d’un côté, Israël, allié de l’Union européenne, et l’Arabie Saoudite, sunnite, dont le rapprochement semble inéluctable depuis l’accord entre l’État hébreu et les Émirats Arabes Unis, et l’arc chiite de l’autre, mené par l’Iran qui aspire à devenir une puissance atomique notamment depuis le retrait en 2018 des États-Unis de l’Accord de Vienne sur le nucléaire iranien permettant à la puissance chiite de se délier de ses obligations en la matière.
« La nuit était avancée, il était deux heures. Elle emportait, cette nuit, l’immense et pénible songe des mille ans du moyen âge. L’aube, qui commença bientôt, était celle de la liberté. » Histoire de la Révolution française, Jules Michelet, 1847.
Biélorussie, Liban, Hong-Kong. Ces trois événements montrent à l’Union européenne l’urgence de développer une politique étrangère commune fondée, entre autres, sur la promotion des droits de l’Homme. Sans pour autant définir à elles seules une politique extérieure, les valeurs libérales portées par l’Union européenne et qui en constituent son substrat philosophique, doivent devenir un motto.
Dans un monde devenu incertain, la présence de l’Union s’avère indispensable dans ces régions où les relents nationalistes animés par des dirigeants nostalgiques des grands empires sont de plus en plus puissants, comme l’atteste l’épisode turc en Méditerranée orientale. Sans toutefois se comporter comme une puissance civilisatrice venant prêcher la bonne parole, l’Union européenne doit accompagner ces peuples vers un régime indépendant, démocratique, libéral, soucieux de la dignité humaine et des droits de l’Homme.
En l’absence d’une telle politique, le risque est grand de laisser la place à des systèmes autocratiques sous la coupe de puissances étrangères. D’ailleurs, les philippiques lancées par la Turquie de R.T. Erdogan contre la France à la suite du discours du Président Macron au Liban sont un signe significatif de l’enjeu que représente la situation au Liban. Dans cette optique, et alors que le modèle de l’ « Americain way of life » est en perte de vitesse, la mise en avant du mode de vie européen constitue un levier de soft-power puissant. Il appartient ainsi à l’Union européenne et aux États membres de saisir ce moment historique et d’être à la hauteur de l’héritage philosophique humaniste et des Lumières.
Suivre les commentaires : |