MémoriElles européennes : Margrethe Vestager

, par Guillermo Íñiguez, traduit par Elisa Baert

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MémoriElles européennes : Margrethe Vestager
Magrethe Vestager, en 2011. Source : Nordic co-operation website (norden.org), via Wikimedia Commons.

L’histoire ne se caractérise pas tant par un enchaînement de faits, mais plutôt par la manière dont nous en avons gardé la trace et comment nous l’interprétons. La compréhension socialement construite que nous avons du monde de l’époque et du monde actuel façonne ce dont nous nous souvenons, et la manière dont nous nous en souvenons.

Comme l’histoire des femmes de notre continent est souvent écrasée par le poids des structures patriarcales persistantes, il n’est pas rare que la contribution des femmes à la science, à l’art, à la politique et aux autres domaines, soit au mieux négligée ou, au pire, oubliée.

L’article qui suit s’inscrit dans notre série « Les MémoriElles européennes », qui présente la vie inspirante de femmes qui ont servi l’Europe. Par le biais de cette série, nous espérons contribuer à corriger le déséquilibre créé par ce prisme collectif au travers duquel nous comprenons l’histoire, et à informer aussi bien notre rédaction que nos lecteurs sur les accomplissements et les innovations des femmes d’Europe.

Issue d’une famille de pasteurs luthériens, Margrethe Vestager (née à Glostrup au Danemark le 19 avril 1968) a obtenu son diplôme d’économie à l’université de Copenhague avant de devenir membre du Parti social-libéral danois1. En 1998, alors qu’elle n’a que 30 ans, elle devient ministre de l’Éducation et des Affaires ecclésiastiques dans le gouvernement de centre gauche du Premier ministre de l’époque, Poul Nyrup Rasmussen. Elle prend la direction de son parti en 2007, le mène aux élections législatives de 2011 et lui permet de doubler son nombre de sièges au parlement.

Suite à la formation du gouvernement de Helle Thorning-Schmidt, Margrethe Vestager devient ministre de l’Économie et de l’Intérieur. Elle joue dès lors un rôle primordial en supervisant les importantes coupes budgétaires du système de sécurité sociale du pays. On considère alors qu’elle a autant de pouvoir que la Première ministre Thorning-Schmidt, voire plus, écrit le journaliste Bernando de Miguel dans El Paìs. Il ajoute qu’elle aurait inspiré la célèbre série dramatique danoise « Borgen », ce qu’elle n’a ni confirmé ni infirmé.

Son mandat en tant que ministre de l’Économie lui permet de s’ouvrir à un public européen plus large. Lorsqu’elle préside le Conseil Ecofin en 2012, sous la présidence tournante danoise, elle contribue à faire adopter une législation visant à sauver le secteur financier et bancaire de l’UE et applique rigoureusement un programme libéral qui suscite l’admiration de nombreux dirigeants européens (notamment de l’ex-ministre allemand des Finances Wolfgang Schäuble et du Premier ministre luxembourgeois de l’époque Jean-Claude Juncker). Elle se frotte toutefois également aux critiques virulentes des partis anti austérité de toute l’Europe.

Lors de la formation de la Commission Juncker en 2014, Margrethe Vestager succède à la notable Joaquín Almunia au poste de commissaire européenne à la Concurrence. Son premier mandat à la Commission la fait connaître à Bruxelles. En effet, celui-ci est marqué par sa lutte contre les géants de l’industrie technologique tels que Google, Facebook ou Apple, et est considéré par beaucoup comme un succès. Son style diffère considérablement du laissez-faire de sa prédécesseur : dès le départ, elle reconnaît la nécessité de contester l’arbitrage réglementaire des géants de la technologie et est la première à utiliser les mécanismes d’aide d’État pour contester l’évasion fiscale desdites entreprises. Cependant, de par la nature de son rôle – qui inclut de se lancer dans de longs et arides conflits juridiques contre des entreprises flanquées d’armées d’avocats – elle ne peut pas accomplir grand-chose en cinq années. Elle déclare d’ailleurs elle-même qu’un second mandat serait nécessaire pour « faire avancer les choses ».

Margrethe Vestager est l’un des visages principaux de Renew Europe lors des élections européennes de 2019. De nombreuses personnes la considèrent comme candidate favorite d’Emmanuel Macron pour la présidence de la Commission. Bien que le refus de son parti d’adopter pleinement le système du « Spitzenkandidaten », qu’elle a elle-même fortement critiqué en 2018, lui ait enlevé toute chance d’en prendre la direction, on l’autorise à conserver son poste de commissaire à la Concurrence. Elle devient en même temps l’une des trois vice-présidentes d’Ursula von der Leyen en charge de son programme pompeusement nommé « Une Europe adaptée à l’ère numérique ».

Ses années à la direction de la lutte de la Commission contre les géants de la technologie mettent en valeur ses atouts politiques : son solide engagement envers une série de principes politiques (y compris un libéralisme modéré, au fil du temps, par des touches de social-démocratie et de régulation du marché) ; son refus de se soumettre face à l’hostilité du secteur privé, d’États membres tels que la France et l’Allemagne, critiques envers son interdiction de la fusion controversée d’Alstom et Siemens, et enfin de Donald Trump lui-même, qui la qualifié de « fiscaliste » et l’accuse de « vraiment détester » les États-Unis.

Peut-être plus important encore, son travail est sous-tendu par une vision politique claire. Lors d’un entretien avec The Guardian en 2018, elle met en garde contre le danger des réseaux sociaux : leur capacité à « désactiver la démocratie » avec des individus qui se retirent « dans leur bulle et leur besoin d’entendre ce qu’ils souhaitent ». Elle y défend également l’importance du droit de la concurrence et de la réglementation des aides d’État afin de garantir l’ouverture, l’équité et la démocratie des marchés vis-à-vis des consommateurs. C’est cette même vision qui a conduit ses dernières dossiers devant le Tribunal de l’UE. Cela s’est soldé par une victoire, dans l’affaire du Luxembourg contre la Commission concernant l’aide d’État octroyée à Fiat, et par deux défaites, dans l’affaire des Pays Bas contre la Commission concernant Starbucks et dans le récent litige largement médiatisé d’Apple contre la Commission.

Dans le cadre de cette dernière affaire, le Tribunal de l’UE a écarté le fait que la non-imposition des bénéfices totaux d’Apple par l’Irlande représentait une aide d’État selon l’article 107 du TFUE. Cette décision a fortement retardé le projet politique et réglementaire de Margrethe Vestager. Apple s’est vu infliger la plus grosse amende que la Commission ait jamais attribuée. De plus, on considère ce cas comme décisif, car il a établi un précédent dans la réglementation des plateformes numériques. En effet, comme l’écrit Nils Pratley de The Guardian, cette défaite pourrait forcer la Commission à revoir radicalement son approche juridique de l’évasion fiscale des géants de la technologie. Cela pourrait s’avérer encore plus nécessaire au vu de l’élection de l’Irlandais Paschal Donohoe à la présidence de l’Eurogroupe, dont le gouvernement a participé à la contestation de la décision de la Commission concernant Apple.

Toutefois, cette décision, dont la Commission peut toujours faire appel devant la Cour de justice de l’UE, ne doit pas faire de l’ombre au travail titanesque qu’a effectué Margrethe Vestager au cours des dernières années : son recours contre Google pour abus de position dominante, son succès contre Facebook pour avoir trompé les régulateurs sur son acquisition de WhatsApp, ou encore son enquête sur l’utilisation par Google des appareils Android dans le but de renforcer la domination de ses propres applications sur celles de ses concurrents.

Face à la bataille de plus en plus ardue à laquelle est confrontée la Commission pour remettre en cause des entreprises telles que Apple et Google, l’évaluation des risques que posent ces plateformes numériques effectuée par Margrethe Vestager et sa détermination à faire adopter la réglementation nécessaire sont sans aucun doute plus importantes que jamais. Le récent retrait des États-Unis des négociations de l’OCDE sur la fiscalité numérique ainsi que la pertinence croissante du droit de la concurrence en Chine et en Inde ont mis en évidence la nécessité pour l’UE de s’imposer comme superpuissance dans les domaines du droit de la concurrence, de la fiscalité numérique ou du droit à la vie privée et de veiller à ce que les entreprises restent responsables de leurs actes.

Le visage le plus important de l’Europe dans cette lutte sera celui de Margrethe Vestager : la fille de deux pasteurs luthériens qui a quitté la petite ville d’Ølgod pour devenir, selon les termes de The Economist, la trustbuster2 la plus puissante au monde ».

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