Meurtre de Viktoria Marinova : la liberté de la presse menacée en Europe

, par Marine Delgrange

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Meurtre de Viktoria Marinova : la liberté de la presse menacée en Europe

Samedi 6 octobre, le corps sans vie de la journaliste Viktoria Marinova était retrouvé par un cycliste dans un parc de Roussé, cinquième plus grande ville de Bulgarie se situant au bord du Danube et à la frontière avec la Roumanie. Violée et étranglée, la jeune femme, mère d’une petite fille, aurait perdu la vie à la suite de violents coups à la tête et par suffocation.

Un meurtre apparemment sans lien avec son activité de journaliste

Un suspect, Severin Krasimirov, a depuis été arrêté et est détenu en Allemagne, près d’Hambourg, suite à l’enquête lancée par les autorités bulgares et suivant la procédure d’arrestation européenne. Selon le ministre de l’intérieur Mladen Marinov, il y aurait “assez de preuves reliant cette personne à la scène du crime”, faisant notamment référence aux traces ADN de l’homme retrouvées sur le corps. Si son casier judiciaire ne référencait jusqu’alors que quelques vols de ferraille, il était au moment du meurtre recherché pour un crime similaire.

L’investigation en cours, suivie de très près par le gouvernement bulgare, semble pour le moment évincer les suppositions quant à un possible lien entre le meurtre de la journaliste et son travail d’investigation. Selon son ex-mari Svilen Maksimov, directeur de la chaîne TVN pour laquelle elle travaillait, “toutes les preuves pointent vers une affreuse coïncidence”.

Pourtant, la question fait débat, et les spéculations vont bon train, en particulier au sein de la presse. Pour cause, Viktoria Marinova présentait le 30 septembre dernier la première et dernière émission de Detektor, au cours de laquelle étaient interviewés Attila Biro, une journaliste enquêtant au sein du Rise Project de Roumanie, et Dimitar Stoyanov du site d’investigation Bivol.bg, qui ont tous deux été détenus pendant plusieurs heures au sud de Sofia par la police bulgare, en lien avec leur travail d’investigation sur le GPGate.

Le #GPGate : détournement de fonds de l’Union européenne

Le « GPGate » est le nom donné à un vaste détournement de fonds de l’Union européenne par des oligarques russes en lien avec la mafia bulgare, qui impliqueraient entre autres les sièges russe et bulgare de la compagnie de conseil Lukoil. Dans le rapport de son enquête, Bivol accuse des dirigeants du GP Group d’utiliser l’argent alloué dans le cadre de programmes, tels que le Fonds européen de développement régional (FEDER), à des fins personnelles. Ils s’y prendraient en soudoyant plusieurs acteurs de la chaîne, des ministres jusqu’aux commissaires aux comptes et aux experts, pour un montant de plus de 50% du chiffre d’affaire de l’entreprise. Les personnes pointées du doigt participent à la fondation de nombreux projets et associations, pour lesquels des fonds sont demandés mais pas utilisés dans leur totalité pour les projets en question. Trois personnes en particulier sont dans le viseur de l’enquête : Tatiana Delibasheva, Petar Elen Petrov et Lilyana Zorteva. Ils auraient reçu une part impressionnante du chiffre d’affaires de la compagnie au cours des derniers mois. La compagnie GP Group serait associée avec l’entreprise bulgare Lukoil, dont le directeur général Valentin Zlatev est connu pour ses liens étroits avec le Premier ministre Bokyo Borisov…

Au cours de son émission, Viktoria Marinova n’a pas manqué de faire un point sur la situation dans laquelle se trouve le pays en ce qui concerne la liberté de la presse : “La scène du journalisme d’investigation en Bulgarie est pleine de contradictions. D’un côté, le gouvernement et le monde du corporatisme exercent une pression importante sur les propriétaires des médias et les médias eux-mêmes : des journalistes d’enquête sont constamment mis à pied. D’un autre, il est indéniable que nous avons assisté ces dernières années à un nombre important d’enquêtes réussies, la plupart publiées sur le site Bivol.bg. Notre équipe est engagée dans la mise à disposition d’une plateforme pour la recherche journalistique et continuera à l’être. Et nous mènerons nos propres investigations, uniquement celles pertinentes à l’intérêt du public. C’est le but de “Detektor”, le programme télé qui détecte les mensonges. C’est grâce à cela que nous pourrons prioriser la vérité”.

Pour Assen Yordanov, fondateur du site Bivol.bg, il est probable que le meurtre soit une ’”intimidation” destinée “à servir d’exemple” de la part de la mafia russe, qui n’est pas inconnue de ce genre de méthodes. Selon le site indépendant, une chose est sûre : “Viktoria Marinova et TVN ont réalisé le seul reportage sur le #GPGate, tandis que tous les autres avaient peur du pouvoir politique des personnes et des entreprises impliquées, y compris Boïko Borissov et Lukoil”.

Une situation qui ne manque pas d’alerter sur le manque de liberté de la presse dans le pays

Qui plus est, les équipes de Bivol ont déjà reçu des menaces. Le 20 septembre, Reporters sans frontières dénonçait à son tour l’arrestation et la détention des deux journalistes d’investigation alors qu’ils arrivaient dans un lieu où se trouvaient des documents compromettants déchiquetés et encore fumants, pointant du doigt l’inaction voire l’entrave de la justice bulgare à la résolution de cette corruption endémique.

Tout ce remue-ménage pose problème au gouvernement bulgare, pour qui les insinuations que l’on entend sont une calamité. Le Premier ministre affirmait mercredi matin : “J’ai lu des choses monstrueuses à propos de la Bulgarie ces derniers jours, et aucune information n’était vraie. Notre pays ne mérite pas cette diffamation”, fustigeant les opposants politiques qui tentent depuis le drame d’attirer l’attention de l’Union européenne (UE) et des Etats-Unis, et précisant que “ce n’est pas un cas isolé”. Suite à quoi il n’a pas oublié de préciser lors de la conférence aux ambassadeurs, à Sofia : “Vous avez la liberté d’écrire, de parler, de diffuser tous les sujets”.

Selon le rapport sur l’état de la liberté de la presse dans le monde de Reporters sans frontières, la Bulgarie ne se trouve qu’à la 111ème place sur 180, ce qui lui vaut le classement le moins bon de l’Union européenne, et la 71ème place sur la liste internationale de corruption selon Transparency International, derrière Cuba ou le Rwanda par exemple.

Cette position ne manque donc pas d’éveiller des soupçons sur la façon dont est gérée l’investigation : certains journalistes critiquent le fait que les autorités écartent la possibilité même d’un assassinat commandité, tandis qu’Atanas Chobanov, journaliste pour Bivol, fait remarquer que les enquêteurs ne se sont même pas penchés sur les vidéos des caméras de surveillance pour voir si Viktoria Marinova avait été suivie. Tout de même, les procureurs en charge de l’affaire ont lancé une enquête sur le GP Group, visé par l’enquête de Bivol et accusé de détournement de fonds, tandis que 14 millions d’euros d’actifs de l’entreprise ont été gelés le temps de l’investigation.

Une situation également préoccupante dans le reste du continent européen

La mort de Viktoria Marinova n’est pas moins que la troisième disparition de journalistes dans l’UE depuis le début de l’année. Il y a un an, la journaliste maltaise Daphne Caruana Galizia, activiste anti-corruption, était victime d’un attentat dans sa voiture, alors qu’elle avait déjà reçu des menaces de mort. En Février dernier, c’est en Slovaquie que le journaliste Jan Kuciak et sa fiancée étaient retrouvés morts par balle à leur domicile. L’enquête a révélé un lien entre le meurtre du journaliste et son activité : Jan Kuciak menait des enquêtes sur la corruption et la mafia dans le pays, et publiait ses conclusions sur le site Aktuality.sk.

Dans l’ensemble de l’Union européenne, la tendance est à la dégradation. L’ONG Reporters sans frontières (RSF) publiait récemment l’index 2018 de la liberté de la presse, agrémenté d’une tribune nommée “Les journalistes meurent aussi en Europe”. Dans ce texte, l’association décrit et dénonce un climat d’hostilité envers la presse sur le continent, notamment dans les pays de l’Est de l’Europe, et alerte sur sa diffusion progressive dans le reste de l’Europe, véhiculé par les mouvements populistes.

En premier lieu, ce sont des hommes politiques, souvent des leaders d’extrême-droite, qui ne cessent d’accuser publiquement la presse de chercher à les discréditer, notamment au regard de l’opinion internationale, à l’exemple du premier ministre hongrois Viktor Orban. En République Tchèque, le président Milos Zeman du parti social-démocrate a un jour brandi une kalashnikov sur laquelle il était gravé le mot “journalistes”, après les avoir traités de “fumier” et de “hyènes”. Le pays est passé de la 11e à la 34e place en termes de liberté de la presse en un an. De même, depuis que le Premier ministre serbe Aleksandar Vucic a été élu président, le pays est descendu à la 76e place, notamment à cause de l’utilisation de médias pro-gouvernement à l’image de Pink TV, qui servent à accuser et diffamer d’autres journalistes. Et les exemples sont nombreux : en Croatie et en Albanie, même constat.

Et la situation ne va pas en s’arrangeant : RSF signalait au moment du référendum de la Catalogne un accroissement du harcèlement envers les journalistes. La France ne fait pas exception non plus, à l’image de Jean-Luc Mélenchon au cours de la campagne présidentielle 2017 qui déclarait “la haine des médias et de ceux qui les animent est juste et saine”.

En plus des hommes politiques, les journalistes sont exposés à l’hostilité des groupes criminels. Les menaces, très présentes en Bulgarie, le sont également en Italie, où certains journalistes enquêtant sur la mafia doivent être accompagnés d’officiers de police lors de leurs investigations afin d’assurer leur sécurité.

Un début de prise de conscience au niveau de l’UE ?

Interpellés, de nombreux élus européens ont pris la parole, à l’image de la Commissaire européenne à la justice Vera Jourova, qui se dit “choquée par le meurtre brutal de Viktoria”, et annonce qu’elle “suivra de près l’enquête et proposera de l’aide de la part d’agences de l’Union, si besoin”. Elle espère “une enquête rapide et efficace qui rendra justice et clarifiera si cette attaque était effectivement liée à son travail”. Pour Frans Timmermans, Vice-Président de la Commission européenne, notamment en charge des question liées à l’Etat de droit, “Une autre journaliste courageuse tombe pour la vérité et contre la corruption”. A cela, Bivol a rétorqué qu’il n’y avait pourtant eu aucune réaction européenne après la publication du rapport sur le GPGate, alors que ses conclusions touchent à un point important qui révèle des dysfonctionnements au sein de l’UE et particulièrement en Europe de l’Est.

Selon l’AFP, la Commission européenne a à présent l’intention de saisir l’Olaf (Office européen de lutte contre la fraude). Le meurtre de Viktoria Marinova aura au moins attiré l’attention des dirigeants européens sur des questions cruciales, dans l’espoir qu’une véritable investigation soit menée et que des mesures efficaces soient entreprises pour lutter contre la corruption dans l’UE, par exemple en débloquant des financements au niveau de l’Union pour remettre aux standards, en termes de liberté et de transparence, les pays qui ne le sont pas.

Vos commentaires
  • Le 18 octobre 2018 à 16:53, par Laurent Festas En réponse à : Meurtre de Viktoria Marinova : la liberté de la presse menacée en Europe

    Merci pour le suivi de cette affaire qui est extrêmement symptomatique des évolutions en Europe avec une étape qui a été franchie avec ces atteintes aux personnes journalistes au sein même de l’UE... les enjeux autour de ces crimes sont énormes et ce serait une grave erreur de considérer qu’ils sont aux périphéries de l’UE alors qu’ils nous touchent en plein cœur !

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