OPINION. Pour l’Union européenne, les leçons des empires

, par Louis Ritter

OPINION. Pour l'Union européenne, les leçons des empires
©gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France

Le 5 juillet 2023, le quotidien Marianne lançait un podcast intitulé “Le retour des empires”, se faisant ainsi l’écho d’une opinion largement partagée dans la presse, dans les milieux scientifiques et dans l’opinion publique. Symbole de puissance, de prospérité et parfois d’un passé fantasmé, l’empire est un modèle politique auquel certaines puissances de ce monde voudraient revenir car elles ont été, un temps, le berceau de l’un d’eux. L’empire était pourtant un concept mort depuis la fin de la Première Guerre mondiale.

Après un “âge d’or” durant l’Antiquité, l’empire s’est effacé au profit des Etats nations, surtout en Europe, dès le milieu du XVIIe siècle. Le cycle semble pourtant se renouveler, dès lors qu’il fut admis que l’Etat-nation était à l’origine des pires atrocités de l’histoire humaine.

Alors même qu’il s’était constitué en opposition au caractère écrasant de ses particularités par l’empire, l’État nation en Europe a ainsi lui-même consenti à la création d’un nouveau modèle supranational, l’Union européenne.

L’Union européenne est-elle pour autant un empire ? Assurément non. La question ne devrait peut-être même pas se poser. Il est cependant intéressant de constater qu’elle reprend certains de ses codes lorsqu’il s’agit des raisons de son existence et de ses perspectives. De plus, certains militants et écoles de philosophie politique défendent un avenir de l’Union européenne qui comporte certains points communs frappants avec l’histoire des empires, dans ce qu’elle a de meilleure ou de pire.

Elle porte d’abord en elle une promesse de paix, argument de légitimation de l’empire. Elle accepte ensuite une forte dimension multiculturelle dont l’empire s’est toujours accommodé pour se construire. Elle aspire enfin à une certaine forme d’expansion, sans violence, processus dont l’empire s’est toujours servi pour assurer sa sécurité.

Mais “tout empire périra”, comme l’a écrit l’historien français spécialiste de l’histoire des relations internationales, Jean-Baptiste Duroselle. Dès lors, pourquoi ne pas effectuer un rapprochement prudent entre l’histoire de l’Union européenne et celle des empires afin d’en tirer certaines leçons dont l’Union européenne pourrait avoir besoin pour survivre et progresser ?

Un empire de la paix et de la prospérité

Cela est rapidement résumé bien sûr, mais si les Etats-nations ont consenti à participer à ce nouveau modèle politique, c’est en partie par rejet du caractère haineux du nationalisme. D’abord une alliance économique, l’UE évolue vers une structure de plus en plus politique. Elle gagne de plus en plus de compétences, à l’origine dévolues aux seuls Etats membres. L’UE prend ainsi une certaine forme d’empire, au sens de construction supranationale à la tête de laquelle on trouve des institutions auxquelles répondent l’ensemble de ses membres. L’UE n’incarne donc pas exactement les traits les plus caractéristiques de l’empire, mais se construit sur des piliers qui rappellent ceux qui constituaient les stratégies de ces derniers.

La paix et la prospérité économique sont ses deux premières promesses. A l’origine, les premières unions d’Etats européens voulaient être le vecteur de la reconstruction d’un continent dévasté économiquement mais aussi philosophiquement. Forger les alliances par l’économie, assurer la paix par le commerce. Les interdépendances en matières premières entre les Etats membres devaient ainsi empêcher l’émergence de nouveaux conflits et réduire la compétition industrielle, cause de bien des maux. Elles parient sur la nouvelle mondialisation en cours, héritée des accords de Bretton Woods de 1944 et des suivants, pour faire du Vieux continent une équipe gagnante sur le plan économique.

La paix par l’économie pour obtenir la paix des armes. La puissance économique de l’Europe passait aussi par l’arrêt des guerres que se livraient les pays européens depuis des siècles et dont les deux conflits mondiaux constituent le point culminant. Pour légitimer cette nouvelle structure supranationale, il fallait mettre à son crédit un achèvement aussi inédit que l’arrêt des conflits entre nations européennes.

En ce sens, tous les grands empires multiculturels ont porté une promesse de paix aux peuples qu’ils ont assimilés. Prenons l’exemple de la Chine, de l’Empire romain ou des empires des steppes asiatiques. Tous ont procédé bien rapidement à la pacification des conflits internes de sorte à pouvoir tourner leur regard vers l’extérieur et soutenir économiquement leur périple.

C’est ici une première leçon que l’UE a déjà tiré de l’histoire des empires : la sécurité doit être assurée à l’intérieur des frontières pour garantir une prospérité économique à ses citoyens et inversement, la prospérité économique assure la paix intérieure.

Intégrer la dimension multiculturelle

L’Union européenne n’est pas un Etat, ni même une fédération d’Etats. Pas encore. Mais si elle le devient, il lui faudra aussi répondre à l’un des arguments les plus exposés par les opposants à une telle finalité : la structure supranationale signifie la fin des nations. Les empires du monde avaient bien compris la problématique.

La Terre entière n’était pas seulement peuplée de Romains ou de Latins. Pourtant, l’Empire romain avait réussi à agglomérer autour de la figure de Rome et du Caesar plusieurs dizaines d’ethnies différentes. Le plus souvent, elles conservaient leur langue, leur culture, leur religion. A condition toutefois d’user du latin ou du grec comme langue administrative et de rendre l’hommage religieux à l’empereur. Les administrateurs romains avaient compris qu’il serait impossible d’uniformiser un territoire aussi vaste du point de vue culturel et qu’il faudrait des générations pour faire en sorte que tous parlent la même langue. D’autant que de tels projets pouvaient entraîner des guerres à répétition.

Avec sa complexité culturelle, le Saint Empire romain germanique (962-1806) avait réussi à opérer une association des peuples qui dépendaient de lui grâce à un système dans lequel l’empire était incarnée d’une main par la Diète, qui représentait les Etats d’empire, de l’autre par l’empereur, portant la couronne symbole de ce dénominateur commun à tous les membres de l’empire, dont aucun n’a jamais souhaité réellement se détacher. Malgré les crises, le Saint Empire avait ainsi réussi à se maintenir jusqu’en 1806.

On pourrait arguer que la multiculturalité a été aussi l’une des causes de la chute de l’Empire romain d’occident. Mais cela était dû à une inégalité criante et un mépris des Romains face à ces peuples qualifiés de “barbares”.

Le caractère multiculturel d’une fédération n’est donc pas obligatoirement une faiblesse si l’on sait le manier avec précaution. Les nations ne sont pas appelées à disparaître, mais à prospérer sous un même dénominateur, à égalité l’une de l’autre. C’est ici la deuxième leçon.

L’expansion raisonnée

S’il fallait énoncer un principe directeur de l’existence de nombreux empires, c’est le souci de l’expansion pour la prospérité et la sécurité. Les conquêtes militaires apportent butin, tributs, denrées échangeables, population et donc force militaire.

Nous pourrions de nouveau citer l’exemple de l’Empire romain, dont l’expansion était principalement justifiée par le besoin de repousser les menaces loin de lui en étendant ses frontières et en réduisant ainsi le nombre de ses ennemis par l’intégration des peuples vaincus dans son giron.

Comment ne pas penser également à l’immense empire Mongol, qui à son apogée atteignait, selon les estimations des historiens, près de 33 millions de kilomètres carrés. Son expansion foudroyante - moins d’un demi-siècle - se justifie principalement par la recherche de richesses et l’ambition de son fondateur, Gengis Khan, de porter les immenses hordes mongoles aux confins du monde pour accomplir sa mission divine. C’est un “empire nomade” (R. Grousset) qui prend la route en déplaçant une ville entière à chaque mouvement.

On peut également illustrer cet exemple à travers les grands empires coloniaux, à commencer par celui espagnol, qui recherchait les minerais précieux qui commençaient à manquer en Europe dès la fin du XVe siècle, et pour lesquels les Européens ne voulaient plus dépendre des puissances musulmanes. Ou celui britannique, dont l’expansion avait pour objectif de protéger ses voies commerciales vitales et d’assurer l’approvisionnement des îles britanniques en matières premières.

L’expansion d’un empire contribue à son âge d’or, mais est également l’une des causes de sa chute. Les territoires acquis attisent les convoitises, le développement économique ne suit pas toujours le mouvement d’expansion, l’administration ne se réforme pas assez rapidement pour s’adapter aux réalités de l’expansion. Les crises structurelles apparaissent alors, faute d’une refonte profonde du système de gouvernement et de l’administration.

Voici donc la troisième leçon que l’UE peut tirer de l’histoire des empires : son expansion sur le continent doit certes se faire, mais doit se faire surtout par étapes clairement définies et raisonnées, en ne renonçant pas à prendre le temps d’adapter ses institutions à la réalité d’un territoire plus étendu sous sa juridiction. De cette façon, l’Union européenne pourrait évoluer vers une structure plus politique, plus complète au regard des attentes à son endroit.

Etre l’UE à l’heure du retour des empires

L’UE n’est pas un empire. Peut-être l’est-elle sur un plan spirituel, au sens où elle diffuse des valeurs particulières grâce à son expansion territoriale, basée sur la volonté des Etats de la rejoindre, y voyant là tous les intérêts positifs pour eux.

Mais elle n’est pas un empire au sens strict par lequel l’entendent certaines puissances géopolitiques d’aujourd’hui. Il en va ainsi de la Chine qui a repris une place prépondérante dans l’ordre mondial, après les humiliations subies durant le XIXe et le XXe siècle. De même pour la Russie, qui rêve de reconquérir la zone d’influence qui était celle de l’Union soviétique durant la Guerre Froide.

L’UE n’est pas un empire mais fait face à l’émergence de nouveaux empires et de nouvelles formes d’impérialisme. Son modèle est concurrencé par des velléités de reconstituer les empires sur les plans philosophique - reprendre une place prépondérante sur la scène internationale et une influence visible - et pratique - dominer sur le plan économique et militaire.

Si l’édifice européen est un empire de la paix, de la démocratie et de la prospérité économique, il n’a rien d’une puissance militaire et peu d’une puissance politique. Si l’UE devait se diriger vers une véritable entité politique, elle devra maintenir son cahier des charges de valeurs pour ne pas se saborder de l’intérieur. De cette façon, la paix intérieure lui permettra de se tourner résolument vers l’extérieur et rompre avec le suivisme dont elle est victime.

L’UE gagnerait ainsi à tirer les leçons de l’histoire de ses superstructures multiethniques, multiculturelles, transnationales qu’étaient les empires.

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