Le 22 juillet 2020, triste date, une de plus, pour le journalisme et la liberté de la presse en Hongrie. Szabolcs Dull, rédacteur en chef du pure player Index.hu, le média le plus lu de Hongrie (près de 1,5 millions de lecteurs quotidiens), a été évincé par les dirigeants de la fondation Magyar Fejlődésért Alapítvány, propriétaire d’Index Zrt et proche du gouvernement hongrois. Dull est accusé d’avoir divulgué des informations confidentielles concernant la restructuration de son média et compromettant son autonomie éditoriale, et ce, quelques semaines après avoir déjà signalé la vulnérabilité du média.
Ce licenciement a provoqué deux jours plus tard le départ de 70 journalistes. Ces « démissions par solidarité » ont renforcé les inquiétudes quant à l’avenir du média. Dans un « press kit » destiné aux journalistes étrangers que nous avons pu obtenir par courriel, les journalistes affirment que le départ de Szabolcs Dull est « inacceptable » et ont exigé plusieurs fois son retour, sans succès.
Lente agonie du journalisme indépendant hongrois
La « mise au pas » d’Index n’est malheureusement pas une surprise. Lors de l’arrivée en 2018 d’un homme d’affaire pro-Orbán, József Oltyán dans le capital d’Indamedia (la société qui dispose de l’ensemble des ressources économiques d’Index), la rédaction a tenté d’anticiper toute ingérence en édictant deux principes fondamentaux pour son indépendance : Personne n’a de mot à dire sur la composition de la rédaction, à part la rédaction elle-même, et personne ne peut influencer la publication des contenus éditoriaux. Le départ de Dull contrevient donc directement au premier principe.
Les inquiétudes remontent même à bien plus loin. Dès le début des années 2010, avec le retour au pouvoir de Viktor Orbán, les premiers doutes sont apparus, à cause notamment des liens étroits entre le nouveau gouvernement et Zoltán Spéder, le propriétaire de l’époque. Péter Uj, l’emblématique rédacteur en chef durant les années 2000, a quitté la rédaction en septembre 2011 pour fonder 444.hu. Le jour de l’éviction de Szabolcs Dull, Uj a publié une tribune libre, traduite en français, pour déplorer la mise au pas du média : « Index est gênant pour le clan Orbán car c’est un résidu d’institution d’avant 2010 ».
Cela fait en effet longtemps que les « institutions d’avant 2010 » se font inexorablement broyer par la machine gouvernementale, surtout depuis le vote en 2011 d’une loi visant l’indépendance des médias. En 2014, celle-ci a pris le contrôle d’Origo.hu, réputé pour son sérieux journalistique, en limogeant Gergö Sáling, le rédacteur en chef. « Origo était réputé pour ses articles d’une extrême objectivité. L’attaquer, c’est lancer un sévère avertissement à tous les médias » écrivait déjà Libération à l’époque. Tout comme pour Index, la quasi-totalité de la rédaction avait démissionné par solidarité.
Deux ans plus tard, c’est au tour de Népszabadság d’être victime du délire liberticide du Fidesz. La publication emblématique de gauche avait été suspendue du jour au lendemain. Lors d’une interview réalisée il y a quelques mois par notre édition anglophone The New Federalist, András Dési, l’ancien rédacteur en chef, avait alors qualifié la fermeture de Népszabadság « d’assassinat ». Pour renforcer son œuvre de contrôle et de centralisation des médias hongrois, le gouvernement a fondé en 2018 KESMA, la « fondation des médias et de la presse d’Europe centrale ». La création de ce « monstre médiatique » s’est faite sous l’impulsion de Lőrinc Mészáros, ami proche de Viktor Orbán et propriétaire de la société qui a organisé la fermeture de Népszabadság.
Le Taurillon a tenté de contacter Szabolcs Dull, en vain. Son adresse de contact sur Index est désactivée. En revanche, nous avons pu recueillir, via l’une des journalistes démissionnaires, les propos de Veronika Munk, rédactrice en chef adjointe. Pour elle, la stratégie gouvernementale pour bâillonner Index.hu était minutieusement ficelée : « En mars dernier, Miklós Vaszily, ancien PDG de la télévision publique hongroise et acteur important de la transformation de nombreux journaux, dont Origo, en médias pro-gouvernementaux, a acheté la moitié d’Indamedia. Peu après, des consultants externes ayant pour objectif de congédier le comité de rédaction d’Index ont été employés, comme Bodolai [László Bodolai, le président de la fondation éditrice d’Index] l’a reconnu publiquement […] Il faut savoir en outre qu’Indamedia est l’unique régie publicitaire de notre média ». L’arrivée de sbires du Fidesz aura donc pour conséquences de faire de ces espaces un lieu de propagande pro-gouvernemental, comme c’est le cas pour de nombreux autres médias.
Résistance des journalistes et des citoyens hongrois
Pourtant, il serait trop facile de tomber dans le pessimisme total. Veronika Munk tient à le souligner, il reste de l’espoir pour la sphère médiatique hongroise. « Malgré une situation de moins en moins favorable au journalisme indépendant, il y a toujours beaucoup de médias libres en Hongrie, et qui se sont développés récemment de surcroît. Nous croyons que la situation actuelle d’Index peut sensibiliser sur ce qu’il reste de liberté de la presse, voire même favoriser l’émergence d’un mouvement pour soutenir financièrement le journalisme indépendant. […] Nous sommes en train de réfléchir à l’avenir de notre rédaction, nous allons essayer de rester ensemble ».
Un optimisme partagé par d’autres confrères hongrois. Dans une interview parue dans le média spécialisé Le Courrier d’Europe centrale, Peter Pető, rédacteur en chef de 24.hu et ancien adjoint de Dési au Népszabadság, l’assure : « faire fonctionner un média indépendant en Hongrie, c’est possible ! ». La raison tient, selon lui, à la posture indépendante du propriétaire de 24.hu, Zoltán Varga : « Auparavant, il m’était difficile de concevoir que je puisse avoir un jour une relation de confiance avec le propriétaire du titre où je travaille. Mais j’ai la chance incroyable que ça soit désormais le cas […] C’est assez exceptionnel de pouvoir travailler en toute indépendance dans l’environnement politique actuel en Hongrie ». A l’heure actuelle, 24.hu semble être le média le mieux placé pour prendre la relève du journalisme indépendant en Hongrie. Reste donc à savoir s’il saura résister aux potentielles pressions gouvernementales le jour où il gênera véritablement le Fidesz.
Chez les citoyens hongrois, pourtant quelques fois critiqués pour leur passivité face à l’automne démocratique de leur pays [1], une certaine forme de résistance s’organise. A l’annonce de la démission de la rédaction d’Index, des milliers de manifestants ont défilé dans les rues en signe de soutien. Une page Facebook, « Legyen Másik Index ! » (« Pour créer un nouvel Index ! ») a en outre été créée et compte actuellement 250000 abonnés.
Pour Christian Gibbons-Smith, étudiant américain à la Central European University de Budapest, un établissement qui a également subi les oukases orbániens, les Hongrois se sont mobilisés, quoique faiblement, chaque fois qu’un grand média s’est retrouvé piégé dans l’escarcelle gouvernementale : « A l’annonce des bouleversements à Index, tout comme pour la disparition de Népszabadság, il y a eu des protestations, des milliers de personnes sont descendues dans la rue pour exiger un changement de cap, pour plus de liberté de la presse et la fin de la corruption. Malheureusement les manifestations pour Népszabadság n’ont pas duré très longtemps. Je ne sais pas ce qu’il adviendra de ces nouvelles protestations ».
Vers une corrélation entre l’État de droit et l’allocation de fonds européens ?
Malgré ces différentes voix porteuses d’espoir, il est évident que la situation générale est très difficile. Selon Reporters sans frontières (RSF), le pays continue de dégringoler dans le classement de la liberté de la presse (en 2020, il occupait le 89ème rang). Malgré les différentes déclarations de l’Union européenne, il semble évident qu’Orbán et son « clan » veuillent continuer leur chemin illibéral.
Ces derniers temps toutefois, de plus en plus d’observateurs évoquent l’idée de conditionner l’octroi de subventions européennes (la Hongrie est fortement dépendante des fonds de cohésion notamment) au respect des valeurs de l’UE énoncées dans les traités (dont fait partie le « pluralisme », et donc le pluralisme médiatique). Les négociations autour du plan de relance Next Generation EU ont été l’occasion de débats houleux sur la question, Budapest, alliée à Varsovie, ne voulant absolument pas voir cette conditionnalité écrite dans les conclusions du Conseil.
Le débat fait rage en Hongrie, où les opinions se confrontent de manière assez abrupte. Balázs Brandt, membre de la branche hongroise des Jeunes Européens Fédéralistes, le résume ainsi : « sur les plateaux de télévision, c’est une véritable bataille des opinions où des experts affirment que la défense de l’État de droit n’est pas concernée par le plan Next Generation EU, tandis que d’autres disent qu’elle est écrite noir sur blanc dans les documents officiels ».
La réalité est assez floue : si les conclusions du Conseil européen mentionnent le respect de l’État de droit, elles le font de manière évasive, en évitant les formulations à caractère contraignant. Un langage nébuleux qui a d’ailleurs retenu l’attention des députés européens lors d’une plénière extraordinaire organisée le 23 juillet dernier. « Pas un euro n’ira aux régimes autoritaires » a prévenu Iratxe García, présidente du groupe des Socialistes et Démocrates au Parlement européen.
Toutes ces voix en faveur d’une meilleure conditionnalité entre allocation de fonds et respect de l’État de droit suffiront-elles à faire pression efficacement sur le gouvernement hongrois pour lâcher du lest ? Alors que la rédaction d’Index refuse de se prononcer sur le rôle que doit jouer l’Union européenne dans cette affaire, « notre mission n’est pas de conseiller les hommes et femmes politiques », RSF a appelé les institutions européennes à « conditionner clairement l’accès aux fonds de l’UE au respect de l’État de droit ». Un appel rejoint par le nouveau Secrétaire d’État français aux Affaires européennes, Clément Beaune. Dans une interview au quotidien britannique The Financial Times, il a affirmé que Paris était en faveur de sanctions à l’égard de pays ne respectant les valeurs de l’UE : « Nous ne pouvons pas dire aux citoyens français, polonais, hongrois et européens que nous pouvons avoir une solidarité financière en Europe sans nous soucier du respect des règles fondamentales de la démocratie, de la liberté des médias et de l’égalité des droits ». Un message directement adressé à Budapest et à Index.
Si la commissaire européenne aux valeurs et à la transparence, Věra Jourová, s’est dit prête à soutenir les journalistes d’Index, il est très peu probable que l’ensemble des États européens suivent, étant donné le réseau d’alliances de Budapest en Europe centrale pour promouvoir « l’illibéralisme ». Or, l’unanimité des États est nécessaire pour enclencher la procédure d’infraction à l’État de droit (le fameux article 7 du TUE) qui peut conduire pour l’État incriminé à la suspension de son droit de vote et des fonds européens qu’il perçoit.
L’exemple d’Index, bien plus qu’une « simple » affaire interne à la Hongrie, est donc un nouveau test pour la crédibilité de l’Union européenne dans la défense de ses valeurs d’État de droit et de liberté de la presse.
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