Il est vrai que les incompréhensions franco-britanniques concernant la gestion de la pluralité culturelle et cultuelle existent. Il est difficile d’appréhender le point de vue du Royaume-Uni sur ce qui se passe en France si on n’essaye pas de comprendre comment s’articule dans cet État la relation au religieux et par conséquent la gestion du pluralisme religieux.
En premier lieu il faut souligner le rôle évident de la langue et de la simple traduction. Ainsi, traduire un concept dans un autre contexte sans exposer les différences contextuelles mène à des analyses et à des conclusions erronées. Sans compter que le simple passage de la langue française à la langue anglaise ou réciproquement induit parfois un changement de sens.
Ainsi, le mot communauté ou communautarisme est connoté négativement en français et en France. Alors que dans la langue anglaise et dans le contexte britannique plus particulièrement, le mot community a une connotation positive comme dans « community cohesion » qui est le modèle mis en avant pour gérer la pluralité culturelle dans la société britannique.
Mais plus fondamentales encore, les spécificités des histoires politiques, institutionnelles et constitutionnelles de chaque pays doivent être passées en revue afin d’éclairer les divergences structurelles qui mènent aux incompréhensions.
Pluralités de nations et de cultures au sein du Parlement
Le Royaume-Uni et la France s’appuient sur des traditions juridiques et politiques bien distinctes. La France est une République une et indivisible alors que le Royaume-Uni est une monarchie parlementaire. Et cette monarchie parlementaire a progressivement intégré le pays de Galles, l’Écosse et l’Irlande en englobant au sein de l’unité parlementaire britannique des nations différentes, « les nations constitutives » à qui il a été permis dès le début de leur incorporation de maintenir des particularismes linguistiques religieux et juridiques.
La dévolution, c’est-à-dire le transfert de pouvoir vers les différentes « nations constitutives », en 1999 a mis fin à l’unité parlementaire du Royaume-Uni qui abrite aujourd’hui en son sein quatre assemblées nationales. On a ainsi, au sein de l’entité politique britannique, une pluralité nationale et parlementaire réelle. La France, quant à elle, s’est construite en gommant les diversités régionales autour d’un mouvement centralisateur et unificateur.
État et religion
De même, en termes de séparation de pouvoir entre le religieux et l’État, la situation est tout autre au Royaume-Uni où il y a deux églises établies : l’Église d’Angleterre et l’Église d’Écosse.
Ces deux églises ont graduellement perdu toute main mise sur le pouvoir politique, la « révolution glorieuse » de 1688-1707, constitue, en ce sens un évènement fondateur. Comme l’écrit Edouart Tillet, « la glorieuse révolution consacre une monarchie sécularisée, soumise à un ordre légal ». C’est à ce titre qu’il est possible de parler de sécularisme au Royaume-Uni. Néanmoins aujourd’hui la reine reste à la fois à la tête de l’Église anglicane et à la tête de l’État. C’est certes un symbole, mais ce symbole est puissant car la personne du souverain est à la fois politique et théologique et incarne la coexistence harmonieuse de ces deux ordres.
Au-delà du symbole, il y a une présence ecclésiastique dans la sphère du pouvoir politique et réciproquement. Sur les conseils du premier ministre, la reine nomme ainsi les deux archevêques et les 24 évêques de l’Église anglicane au sein de la Chambre des Lords (une des deux chambres du Parlement britannique).
La relation entre l’État et la religion n’est pas le fruit d’un fort antagonisme comme en France, où la loi de séparation des Églises et de l’État a été votée en 1905 dans un climat de guerre civile. Elle était destinée à poser les bases d’une pacification entre l’État et l’Église catholique.
Néanmoins, à l’instar de la France, l’État britannique ne finance directement aucun culte, pas même celui de l’Église anglicane. Les religions qui le souhaitent peuvent obtenir le statut d’institutions charitables, les « charities » et bénéficient à ce titre d’aide indirecte de l’État au travers d’un régime fiscal avantageux, comme l’allègement d’impôt, etc.
Spécificités constitutionnelles
D’un point de vue constitutionnel, la différence entre la France et le Royaume-Uni apporte un autre éclairage sur la différence de gestion des croyances et des faits religieux.
Il n’y a pas au Royaume-Uni une seule source de la Constitution, mais un ensemble de textes à valeur constitutionnelle, dont la plus ancienne et la plus connue est la Grande Charte Magna Carta, de 1214.
Ainsi, du fait de n’être pas le fruit d’UN événement historique, comme c’est le cas en France avec la révolution et la Constitution qui en découle, la Constitution britannique (ou ce qu’on peut désigner comme telle) est évolutive et adaptative.
Elle s’écrit au gré de l’histoire du pays et des défis auxquels il est confronté. Ainsi, à titre d’exemple, le Royaume-Uni, qui ne disposait pas de législation contre le racisme, s’est doté progressivement à partir de 1965 d’un important dispositif de lutte contre les discriminations raciales, le « Race Relations Acts », avec l’installation sur le sol britannique des premiers ressortissants du Commonwealth.
De même, il n’y avait pas de texte juridique protégeant les croyances religieuses minoritaires (sauf en Irlande du Nord). L’incorporation de la Convention des droits de l’Homme en 1998 dans la législation nationale va changer la donne. Particulièrement l’article 9, qui protège la liberté de conscience et de culte. Or, il est important de garder à l’esprit qu’il n’y a pas dans la législation britannique une définition uniforme de ce que constitue une religion ou plus particulièrement « une croyance religieuse ».
L’explication réside partiellement dans le fait que, historiquement, il n’y avait qu’une religion et les autres étaient considérées comme hérétiques. Ainsi on trouve au gré des textes juridiques des définitions parfois contradictoires de ce qui constitue « une croyance religieuse ».
Quant à l’incitation à la haine raciale interdite dans la « Public Order Act » de 1986, elle a été élargie en 2006 pour inclure l’incitation à la haine religieuse, « Racial and Religious Hatred Act » avec toujours cette définition très large des croyances religieuses allant jusqu’à inclure un groupe de personnes qui ne « croit pas obligatoirement en un dieu ».
Cette loi de 2006 a été votée après de nombreux débats au Parlement. Elle pose un équilibre entre la liberté d’expression et l’expression du pluralisme religieux apaisé dans une société appréhendée comme religieusement plurielle. Il est également utile de rappeler que la loi sur le blasphème introduite au XIVe siècle, qui s’appliquait en Angleterre et au Pays de Galle, a été abolie en 2008 au nom de la désormais pluralité religieuse du pays. En effet, cette dernière ne s’appliquait qu’au blasphème envers la foi chrétienne.
Durant ce qui a été qualifié d’« affaire Rushdie » (1988-1989) avec la publication des Versets sataniques, les lois sur les relations raciales de 1976 et celle de 1986 sur l’ordre public n’ont pu être invoquées par les communautés musulmanes afin d’interdire la publication du livre de l’écrivain.
Caractéristiques protégées
La loi sur l’égalité, la « Equality Act » de 2010, va renforcer la protection des croyances religieuses car elle fait de la religion une « caractéristique protégée », parmi une liste de 8 autres caractéristiques qui sont : l’âge, le handicap, la conversion sexuelle ou la réassignation de genre, le mariage ou l’équivalent du pacs, la race, le sexe et l’orientation sexuelle.
Cette loi intègre dans une approche centrée sur l’égalité toutes les lois antidiscriminatoires votées tout au long de la seconde moitié du XXe et du début du XXIe siècle.
Une question portant sur l’appartenance ethnique est introduite pour la première fois en 1991 dans le recensement national. Elle sera maintenue dans ceux de 2001, 2011, et dans celui à venir en 2021. Une nouvelle question sur les croyances religieuses est introduite en 2001. Cette collecte nationale de données permet aux autorités publiques de saisir les contours des groupes définis comme minorité, « religious minorities » ou encore « ethnic minorities ».
Ainsi, rien ne s’oppose à ce que le législateur prenne en compte la dimension religieuse dans ses actions. Les exemples ne manquent pas : comme les régulations spécifiques des abattoirs pour les viandes halal et casher. Ou sur le plan financier, l’aménagement spécifique dans la loi de finances de 2007 qui autorise la création de « fonds d’investissement alternatif » compatible avec les règles de prêt d’argent telles qu’elles sont préconisées par la Charia afin de faire de Londres un « hub » pour la finance islamique, au nom de « l’inclusion financière ».
Les sikhs ont bénéficié à titre dérogatoire d’une autorisation à ne pas porter de casque car il a été considéré que c’était incompatible avec le port du turban qui est une obligation religieuse sikhe.
Sur le plan funéraire et afin d’assurer une égalité d’accès aux cimetières municipaux, la législation a été adaptée à certaines spécificités religieuses. Il est ainsi possible de procéder à des inhumations sans cercueils, en conformité avec les rites funéraires musulmans par exemple.
Constante redéfinition
La France et le Royaume-Uni comptent parmi les pays les plus sécularisés en Europe. Pourtant face au pluralisme religieux, issu essentiellement de leur passé colonial, leurs réactions sont très différentes, à la fois en termes de politique publique et d’opinion publique.
Mais il est vrai que nous assistons dans les deux pays à une définition et souvent une redéfinition des expressions de la visibilité religieuse considérées comme acceptables. Il ne faut pas perdre de vue que cette constante redéfinition se fait dans un contexte où la lutte contre le terrorisme et la radicalisation cible les mêmes populations musulmanes.
Il n’en reste pas moins que vu de l’autre côté de la Manche, l’approche française de la gestion du pluralisme culturel et cultuel semble difficilement lisible notamment en ce qui concerne les questions de discriminations et d’égalité.
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