Politique de concurrence vs. politique industrielle : une incompatibilité durable ?

Pour une véritable politique industrielle européenne : épisode 1

, par Théo Boucart

Politique de concurrence vs. politique industrielle : une incompatibilité durable ?
Margrethe Vestager, commissaire européenne à la concurrence. Photo : Flickr - ECR - CC BY 2.0

Désindustrialisation, changements structurels liés à la transition énergétique, adaptations aux exigences de l’économie de la connaissance. Autant de défis auxquels une politique industrielle européenne serait une solution. Or celle-ci peut-elle exister dans l’ombre de la politique de la concurrence ?

2019, une nouvelle année que l’on espère des plus positives et des plus heureuses pour toutes et tous.

2019, c’est aussi l’année de l’échéance électorale la plus importante pour la démocratie européenne : les élections européennes de mai prochain. L’élection des députés européens peut être une occasion unique pour les citoyens d’envoyer un message politique fort en exigeant une orientation du projet européen qui soit plus protectrice et plus adaptée aux défis contemporains.

Parmi les défis les plus pressants, on compte assurément la désindustrialisation touchant la plupart des pays européens et la transition vers une économie de la connaissance sobre en carbone. Des défis existentiels pour l’économie et la société européennes.

La concurrence dans une mondialisation très peu régulée et la crise écologique de plus en plus aiguë sont pourtant autant de raisons pour la création d’une politique industrielle européenne au service d’une économie européenne fortement innovante, durable et compétitive par rapport à l’économie américaine ou chinoise.

Pourtant, la base légale et la volonté politique pour établir une telle politique semblent bien minces si on les compare à l’arsenal législatif et jurisprudentiel dont jouit la politique européenne de la concurrence. D’aucuns n’hésitent même pas à affirmer qu’une politique industrielle européenne active serait contraire au droit de la concurrence.

Existe-t-il pour autant une incompatibilité totale entre les deux ? A l’heure actuelle, quels sont les outils à la disposition des institutions européennes et des pays membres pour faire émerger une politique industrielle européenne ? Quelle orientation cette politique devra-t-elle prendre ?

La concurrence, un « principe constitutionnel » de l’UE

La pierre angulaire du projet européen tel que pensé et défini dans les années 50 est la création d’un marché commun (selon les termes du Traité de Rome instituant la CEE en 1957) doté d’une union douanière et d’un tarif extérieur commun. Cet espace économique en formation avait dès le départ besoin de règles communes pour assurer son bon fonctionnement et éviter la résurgence de barrières nationales.

La politique de la concurrence a donc joué ce rôle en axant son action autour de l’interdiction des ententes entre entreprises, des abus de positions dominantes et des aides d’état (le contrôle des concentrations n’était pas prévu dans le Traité de Rome mais un premier règlement sur le sujet a été voté en 1989).

Le Traité de Lisbonne (TFUE) a bien évidemment conservé cet acquis : l’Article 101 traite des ententes entre entreprises, l’Article 102 des abus de positions dominantes, les Articles 107 et 108 des aides d’état et le Règlement (CE) 139/2004 du contrôle des concentrations entre deux ou plusieurs entreprises. L’Article 105 et le Règlement (CE) 1/2003 confèrent quant à eux de vastes pouvoirs de contrôle et d’amende à la Commission européenne pour faire respecter les règles de la concurrence.

La politique européenne de la concurrence est en outre une de seules politiques sectorielles réellement fédérale de l’UE : la Commission est la seule autorité compétente pour réprimer les distorsions à la concurrence affectant le commerce intra-communautaire.

Le Traité établissant une constitution pour l’Europe de 2004 (rejeté par la France et les Pays-Bas en 2005) prévoyait d’inscrire le principe d’une concurrence « libre et non faussée » dans les valeurs de l’UE. Le Traité de Lisbonne n’est pas allé jusque-là (sous la pression de la France notamment) mais l’Article 3 du Traité sur l’Union européenne parle « d’économie sociale de marché hautement compétitive » et un protocole annexe est ajouté au Traité de Lisbonne (le protocole n°27 sur le marché intérieur et la concurrence), conférant à la concurrence le rang de « principe constitutionnel » européen.

Le droit européen de la concurrence structure donc fortement le projet européen et ses politiques publiques (la DG concurrence s’occupe même des rescrits fiscaux (assimilables à des aides d’état) consentis à certains GAFAM par des pays comme l’Irlande, le Luxembourg ou les Pays-Bas, là où une politique fiscale commune manque cruellement). Peut-on pour autant parler d’une toute puissance de ce droit, au détriment d’autres politiques économiques ?

La politique industrielle, « petite sœur » du droit de la concurrence ?

Les Traités européens organisent la prévalence du droit de la concurrence sur la politique industrielle. L’Article 119 du TFUE stipule qu’une politique économique européenne fondée sur la coordination des politiques économiques nationales doit être conforme aux principes de la concurrence libre. L’Article 173 du TFUE énonce la nécessité de veiller à la compétitivité de l’industrie européenne… tout en proscrivant strictement toute mesure susceptible de conduire à des distorsions de concurrence.

Le discours de la Commission européenne laisse également entrevoir la hiérarchie des priorités. L’ancien Commissaire à la concurrence, Joaquin Almunia, déclarait lors d’une conférence en février 2014 : « La concurrence est essentielle à la croissance car elle pousse à l’amélioration des gains de productivité, et ceci de trois manières : d’une part, elle stimule les entreprises à être plus performantes pour garder une longueur d’avance sur leurs concurrents ; d’autre part, la concurrence permet aux entreprises les plus efficaces dans un secteur de remplacer celles qui ne le sont pas ; enfin la concurrence pousse les entreprises à investir et à innover ». [1]

Il est évident que la politique de concurrence subordonne la politique industrielle, d’autant plus que cette dernière n’existe quasiment pas, et ce pour une raison simple : comment définit-on une politique industrielle en Europe ?

Contrairement à la politique de la concurrence, bien établie dans le droit européen et jouissant d’une jurisprudence solide, la politique industrielle possède plusieurs acceptions selon les pays (des acceptions bien différentes selon qu’on se trouve dans un pays à tradition « colbertiste » comme la France ou dans un pays de tradition « libérale » comme le Royaume-Uni, l’Allemagne ou les pays nordiques).

On peut néanmoins tenter de la définir comme étant « l’orientation de la spécialisation sectorielle et technologique de l’économie européenne ».

Pourtant, on ne peut pas dire que la politique de la concurrence s’oppose en bloc à l’émergence d’une politique industrielle à l’échelle européenne. Le droit européen de la concurrence n’est pas aussi dogmatique qu’on pourrait le penser. Les ententes entre entreprises sont autorisées si elles sont bénéfiques pour l’innovation. Plus de 99% des notifications de fusions d’entreprises ainsi que d’aides d’état sont autorisées sans procédure formelle d’examen.

Le contrôle des aides d’état semble être un creuset intéressant pour l’émergence d’une politique industrielle européenne : en 2014, la Commission a adopté le Règlement général d’exemption par catégorie (RGEC). Ce texte est d’une importance fondamentale car il traduit une double ambition de l’UE : la volonté de simplifier les procédures pour se concentrer sur les aides susceptibles de créer de vraies distorsions de concurrence et la volonté de favoriser l’investissement dans des secteurs industriels d’avenir.

Le RGEC se focalise sur cinq blocs d’exemption : la recherche et l’innovation ; la transition énergétique ; la compétitivité de l’industrie européenne ; la création d’emplois et la cohésion économique et sociale de l’UE. Peut-on y voir le début d’un consensus européen sur les domaines d’action privilégiés pour construire une industrie européenne tournée vers l’avenir ?

Si les orientations politiques se dessinent peu à peu, une manière de faire bien plus efficace est encore à définir.

Pour une politique industrielle plus active

En mars 2000, le Conseil européen a adopté la Stratégie de Lisbonne, censée faire de l’UE l’économie de la connaissance la plus compétitive du monde. Devant l’échec de cette volonté ambitieuse, le Conseil européen a adopté une nouvelle stratégie « Europe 2020 » en juin 2010, axée sur une croissance intelligente, durable et inclusive.

La stratégie « Europe 2020 » doit inspirer l’ensemble des actions de l’UE, dont la politique de cohésion et le RGEC. Si ces stratégies peuvent également être considérées comme les prémisses d’une politique industrielle européenne, leur caractère non contraignant, symbolisé par la persistance de la méthode ouverte de coordination (MOC), ne peut mener qu’à des résultats en demi-teinte.

L’Union européenne et les différents pays membres devraient de ce fait abandonner la MOC pour définir ensemble une manière contraignante d’appliquer les domaines d’action qui font consensus pour une politique industrielle commune.

Il est clair qu’en ces temps d’euroscepticisme, il va être difficile d’obtenir de telles avancées, mais les gouvernements doivent prendre conscience des défis transnationaux auxquels l’économie européenne est confrontée et de la nécessité d’entreprendre une véritable action transnationale. La faiblesse du budget européen (963.5 milliards d’euros pour 2014-2020, soit 1% du PIB de l’UE…) ne permet hélas pas d’imaginer une politique industrielle communautaire ambitieuse.

Une interprétation différente du droit de la concurrence permettrait néanmoins l’affirmation d’une politique industrielle en phase avec les Traités européens. Les régimes d’exception permis par le droit de la concurrence sont un terreau fertile pour la formation d’une politique industrielle.

La Commission européenne doit prendre conscience du fait que les entreprises européennes ne font pas le poids face aux entreprises américaines ou chinoises. Un changement de paradigme serait une bonne chose, de sorte que l’UE ne tolère plus seulement l’émergence d’une politique industrielle européenne, mais l’encourage activement via une orientation des aides d’état vers les secteurs d’avenir et la formation de consortia européens capables de rivaliser sur la scène internationale.

En résumé, la Commission et les gouvernements nationaux considèrent que le marché unique est un cadre pour une vaste compétition intra-communautaire. Il serait temps de considérer le marché unique comme un cadre pour l’émergence d’une politique industrielle dotée d’objectifs clairs, de moyens d’action efficaces et fonctionnant en synergie avec (plutôt que subordonnée à) la politique de concurrence pour ainsi permettre à l’économie européenne de se réaffirmer dans la mondialisation. Cette politique devrait en outre pleinement impliquer le Parlement européen et les citoyens.

Malgré les quelques propositions avancées dans cet article, le développement d’une politique industrielle européenne, fonctionnant en harmonie avec la politique de concurrence et les différentes politiques nationales, semble relever de la gageure.

Un effort particulier dans l’innovation technologique et la transition énergétique pourrait permettre néanmoins l’émergence de cette politique.

Notes

[1Joaquin Almunia, 5ème conférence New Frontiers of Antitrust, Paris, 21 février 2014)

Vos commentaires
  • Le 28 janvier 2019 à 20:08, par Bernard Giroud En réponse à : Politique de concurrence vs. politique industrielle : une incompatibilité durable ?

    Nous allons bien comprendre , un jour ou l’autre, que lorsqu’on à pas d’objectif en commun, pas de travail en commun, on ne reste pas ensemble, parce qu’on a rien à faire ensemble.

    Pour l’émergence d’une politique industrielle dotée d’objectifs clairs, il faut donc se montrer à la hauteur, à la mesure de nos connaissances ; Nous avons les valeurs les plus élevées au monde , parait-il ; alors relevons les défis technologiques ou industriels plus élevés ; Les sciences fondamentales de l’infiniment grand ou de l’infiniment petit, mécaniques, biologiques ou astrophysiques peuvent faire rêver un monde entier et le tendre vers une recherche , un travail, pour lequel, le temps passé, les heures passées, ne ne seront pas, pour tous et chacun , le limitant principal. Il faut réapprendre le sens de ce que nous sommes, tous , du plus grand au plus petit. Nous sommes une partie de l’ensemble, du grand ensemble, une partie de l’infini, et pour un physicien ètre une partie de l’infini, cela veux dire...!

    Donc , chiche, devenons ce que nous sommes et explorons passionnément , avec tous les moyens et le temps dont nous disposons cet univers, ces ensemble, dont nous faisons partie ; Nous n’aurons pas le temps de nous ennuyer, et les chemins sur lesquels nous emmèneront ces recherches nous conduiront quelque part, encore plus loin que nos rêves, quelque part qui dépassera nos aspirations ;

    Soyons en persuadés, nous faisons partie d’un possible, mème s’il est difficile de l’admettre ; Et avouons-le, ce serait un sacré exemple de civilisé à montrer autour de nous.

  • Le 6 septembre 2019 à 19:02, par Marc En réponse à : Politique de concurrence vs. politique industrielle : une incompatibilité durable ?

    Théo, Je trouve ton article très clair et très pertinent. J’ai la chance de contribuer depuis 2018 à la mise en place de plusieurs Projets Importants d’Intérêt Européen Commun (IPCEI en anglais, art. 107 3 b) du TFUE) et j’y trouve (enfin) un vrai outil de politique industrielle européenne, pleinement inscrit dans le droit de la concurrence. Une affaire à suivre donc...

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