Pour une nouvelle « République des Lettres européenne »

, par Théo Boucart

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Pour une nouvelle « République des Lettres européenne »
Les intervenants du cycle de conférences une certaine idée de l’Europe. De gauche à droite : Patrick Boucheron, Myriam Revault d’Allones, Thomas Piketty, Elisabeth Roudinesco et Antonio « Toni » Negri. Crédits photo : Lola Salem

Entre mars et mai 2018, le Groupe d’Etudes Géopolitiques de l’Ecole Normale Supérieure a organisé une série de conférences intitulée une Certaine Idée de l’Europe. Cinq penseurs mondialement connus ont été invités à exprimer leur vision de l’Europe. Un livre reprenant ces leçons magistrales vient de sortir aux éditions Flammarion et souhaite prolonger la réflexion suscitée.

Étant donné l’histoire mouvementée et sanglante des pays du vieux continent, l’unité européenne est tout sauf une évidence. Pourtant, nombreux sont les penseurs, les intellectuels et les hommes politiques à y avoir pensé au fil des siècles. Victor Hugo a donc été loin d’être le seul à appeler de ses vœux pareille unité, cette dernière n’ayant même pas besoin d’être « pensée » pour se matérialiser. Ainsi, le Moyen-Âge et la Renaissance ont vu l’émergence d’une certaine « République européenne des Lettres » : les intellectuels, qu’ils soient liés aux abbayes ou non, pouvaient parcourir l’Europe (occidentale et chrétienne), lire et copier les idées des autres, en France, dans les cités italiennes ou flamandes, en Autriche ou même en Bohème et en Pologne. Cette République des Lettres ne se souciait pas des régimes despotiques ou éclairés en vigueur selon les endroits.

Que reste-t-il de cet état d’esprit aujourd’hui ? Ainsi, à l’heure de la société de l’information et de la communication instantanée, « l’idée européenne » est de plus en plus vidée de sa substance, le débat européen n’est plus abordé par les intellectuels, mais par la classe technocratique des institutions européennes situées à Bruxelles, Strasbourg ou Luxembourg-ville. Ces experts semblent mettre un point d’honneur à verrouiller le débat européen, ce qui ne fait qu’exacerber les forces eurosceptiques, voire europhobes.

De la nécessité de penser l’Europe par le spectre pluridisciplinaire

C’est sur ce constat que débute l’ouvrage Une Certaine Idée de l’Europe, du Groupe d’Etudes Géopolitiques de l’Ecole Normale Supérieure. Ce livre est la compilation des « leçons magistrales » données entre mars et mai 2018 par cinq intellectuels de renom : Antonio Negri, Elisabeth Roudinesco, Thomas Piketty, Myriam Revault d’Allones et Patrick Boucheron, respectivement philosophe marxiste, psychanalyste, économiste, philosophe politique et historien. La nature pluridisciplinaire de ce cycle de conférence est fondamentale : il ne faut pas oublier que l’idée européenne n’est pas uniquement incarnée dans le marché unique ou dans les politiques publiques européennes actuelles. Cette idée européenne aurait pu évoluer autrement et aboutir sur une variété de résultats différents. L’Europe n’est donc pas à étudier sous l’unique spectre économique et technocratique, mais doit se laisser manipuler par toutes les sciences humaines pour révéler son essence et sa richesse véritable.

L’enjeu d’Une Certaine Idée de l’Europe est donc double : à côté de cette volonté d’élargissement transdisciplinaire, ce cycle de conférences a voulu s’exporter dans toute l’Europe, et même au-delà, pour créer les conditions d’un « débat à l’échelle continentale ». Les conférences ont donc été retransmises dans douze pays, dix pays européens, les Etats-Unis et l’Afrique du Sud. L’ouvrage Une Certaine Idée de l’Europe souhaite inaugurer une véritable discussion pan-européenne, impliquant un nombre croissant de citoyens.

L’Europe n’est pas une évidence !

Une idée, par définition, n’est pas évidente, puisqu’il s’agit de ce que l’on peut concevoir, une perception des choses, forcément subjective. L’idée d’Europe s’est donc formée aux grés des évènements historiques, des réflexions des philosophes, écrivains, hommes et femmes politiques. On ne le dira jamais assez, aux vues de l’histoire tourmentée du continent, l’idée d’une unification politique en Europe n’allait pas de soi, même les premières années après 1945 et la déflagration provoquée par le paroxysme des nationalismes.

Cet axe de réflexion est central dans les leçons magistrales d’‘Une Certaine Idée de l’Europe. Pour Antonio Negri, l’Union européenne, produit de l’impérialisme américain de la Guerre froide, est emprisonnée dans le cadre rigide du néolibéralisme, imposant une seule manière « évidente » de penser la politique, la société et l’économie et opprimant sans merci les classes laborieuses. Thomas Piketty rejoint cette réflexion en stipulant que si l’Europe est un continent moins égalitaire que d’autres régions du monde, on ne saurait se reposer sur nos lauriers et accepter que la doxa néolibérale verrouille tout débat possible sur le futur de l’Europe. Pour Patrick Boucheron, l’Europe manque de consistance, elle est mal incarnée par des institutions bureaucratiques. En continuant sur cette voie-là, l’Europe risque de perdre sa raison d’être. Elisabeth Roudinesco rappelle que l’histoire de l’Europe, c’est l’histoire de sa métamorphose. Et la psychanalyste d’évoquer la conférence de l’intellectuel franco-américain George Steiner, Une Certaine Idée de l’Europe, dans laquelle il rappelle que l’un des cinq axiomes de l’identité européenne, c’est justement sa conscience de la possibilité de son propre effondrement. Enfin, Myriam Revault d’Allones rappelle que le terme « Europe » veut dire, étymologiquement parlant, « celui qui regarde au loin ». Le continent doit donc considérer l’altérité à sa juste valeur. La « rationalité néolibérale » a confisqué le sens de l’Europe, qui voit son horizon vidé de sens.

Questionner les évidences, voici ce qu’il sort de ce cycle de conférences. La construction européenne ne doit pas être un projet figé par une idéologie particulière, le néolibéralisme pour citer celle évoquée lors de ces leçons magistrales. En confisquant le débat sur les orientations européennes, le risque est de voir le projet européen se vider de sa substance, de ses attentes et in fine de détruire sa pérennité. En clamant que l’Europe n’est pas une évidence, ces intellectuels proposent une discussion pluridisciplinaire qui se nourrit des contributions et des questions de chacune et chacun.

Pour une nouvelle république européenne des Lettres

Une des caractéristiques de l’Europe, ce sont ses villes, un véritable « archipel urbain ». Et puisque les idées circulent plus facilement dans les villes, elles pourraient être le lieu de naissance d’une nouvelle « république européenne des Lettres ». Après le foisonnement intellectuel au Moyen-Âge (en particulier au XIIIème siècle), à la Renaissance, et au XIXème, où les grandes idéologies sont nées, notamment en Europe centrale (la Mitteleuropa), il est temps que l’Union européenne renforce son substrat culturel. Les enjeux sont multiples : la survie de l’Union européenne dépend d’un développement de dimensions autres qu’économique et technocratique, il faut renforcer le dialogue entre les peuples européens, redynamiser cette « intertextualité européenne » qui a tant apporter au continent et au monde entier.

Néanmoins, cette nouvelle république des Lettres ne devra pas tomber dans le piège de l’eurocentrisme. Durant les siècles suivants la Renaissance, l’Europe était le centre du monde car elle a pu imposer « sa » modernité, via notamment le commerce ou le colonialisme. Depuis la fin de la seconde guerre mondiale, véritable « guerre civile européenne », celle-ci devient de plus en plus ce « petit cap du continent asiatique », pour reprendre les mots de Paul Valéry. L’Europe doit donc prendre du recul sur sa place dans le monde et, en quelques sorte, se « provincialiser », comme dirait l’écrivain indien Dipesh Chakrabarty. Quand bien même la décolonisation soit une réalité « politique », sa dimension morale reste encore bien abstraite. Des penseurs comme Achille Mbembe ou Edward Said ont montré comment l’Europe s’accapare les héritages d’autres continents, ce qui contribue à banaliser le narratif européen de l’histoire mondiale. Puisse « une certaine idée de l’Europe » être un premier pas vers l’émergence de cette république des lettres européennes, tolérante et ouverte sur le monde du XXIème siècle.

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