Quand Rembrandt sert la coopération européenne

, par Juliette Chevée

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Quand Rembrandt sert la coopération européenne
Le Louvre et le Rijksmuseum réalisent une opération inédite en acquérant conjointement ces portraits de Maerten Soolmans et Oopjen Coppit, peints par Rembrandt. - Rembrandt (CC/Wiki).

Le 30 septembre dernier, les ministres de la culture français et néerlandais ont annoncé publiquement l’acquisition conjointe par le Louvre et le Rijksmuseum d’une paire de portraits de Rembrandt. Une première dans l’histoire de la muséologie, et un pas en avant pour les relations européennes non-gouvernementales.

Maerten Soolmans, un riche marchand de l’âge d’or hollandais, épousa Oopjen Coppit en 1633. A cette occasion, il commanda des portraits de lui et de sa nouvelle femme à un artiste d’Amsterdam particulièrement populaire : Rembrandt van Rijn. Qui aurait su, alors, que quatre siècles plus tard cela deviendrait la base d’un nouveau type de coopération entre la France et les Pays-Bas ?

Les deux portraits, présentant chaque personnage de plein pied, sont un brillant exemple de la capacité de l’artiste néerlandais à rendre une image vivante et profonde de ses sujets, par un usage personnel du clair-obscur qui souligne le monde intérieur de ses contemporains.

Cependant, conservés dans des collections particulières, le public a rarement eu l’occasion d’apprécier la vue de ces chefs d’œuvre au cours des quatre derniers siècles. Faisant partie de l’héritage de la famille Rothschild depuis 1877, ils ne furent exposés qu’une seule fois en 1956 à l’occasion d’une exposition conjointe du Rijksmuseum d’Amsterdam et du musée Boijmans Van Beuningen de Rotterdam. Au printemps 2013, la famille Rothschild contacta le Louvre afin de vendre les portraits pour 160 millions d’euros. Ce prix, considéré bien trop élevé par plusieurs experts, fut discuté durant un an, jusqu’à ce que le Louvre abandonne, avançant le manque de moyen financiers pour acquérir les peintures. Celles-ci reçurent alors l’autorisation d’être exportées, donnant lieu à une polémique [1] au sujet du statut de « trésor national » qu’elles méritent, et qui les aurait protégées du risque d’être exportées hors du sol européen.

Une solution franco-néerlandaise

Dans ce problème français, un autre pays avait intérêt à garder les peintures : les Pays-Bas, où Rembrandt est, à juste titre, une fierté nationale. Plus prompt que la France à voir les portraits revenir sur le territoire national, le gouvernement néerlandais, représenté par le ministre de la culture Jet Bussemaker, a déclaré le 25 septembre dernier qu’il était prêt à payer la moitié des 160 millions d’euros, laissant le Rijksmuseum rassembler les 80 millions restants.

Mais au même moment, les présidents du Louvre et du Rijks avaient déjà avancé l’idée d’une solution commune, et la ministre française Fleur Pellerin avait soumis l’offre d’acquérir conjointement l’inséparable couple, chaque musée achetant l’une des deux peintures.

Cette solution inédite fut finalement adoptée le 30 septembre, après que le premier ministre néerlandais Mark Rutte et le président français François Hollande aient discuté le problème lors d’une réunion à New York. Jet Bussemaker et Fleur Pellerin ont annoncé l’accord dans une déclaration commune : « les deux ministres ont travaillé conjointement durant plusieurs mois afin de sécuriser cet accord, d’après lequel les deux peintures seront exposées ensemble, alternativement au Rijksmuseum et au Louvre. Les propriétaires des créations ont confirmé leur accord pour cette acquisition conjointe » [2].

Non seulement les peintures vont rester sur le sol européen, alors que des inquiétudes avaient étaient formulées de les voir vendues à des acheteurs plus audacieux comme les Etats-Unis ou le Qatar, mais elles seront également exposées dans deux des plus prestigieux musées du monde, et visibles par les publics des deux pays.

Les musées et l’Union européenne : des acteurs non-gouvernementaux participant à la construction européenne

Cependant, ce ne sont pas les seules conséquences de l’accord. Au-delà des considérations muséales, il peut être vu comme un moyen original d’approfondir la coopération entre deux pays européens : « L’acquisition conjointe de ces deux chefs d’œuvre inestimables renforcera le partenariat entre le Rijksmuseum et le Louvre, et témoigne de la volonté partagée des deux pays d’approfondir encore leur très riche coopération culturelle » [3] a déclaré le ministère français.

La coopération entre des musées pour acquérir des œuvres d’art n’est pas quelque chose de nouveau, mais c’est la première fois que deux musées de pays différents coopèrent dans ce sens. Comme le disait le directeur du Rijksmuseum, Wim Pijbes, à la radio néerlandaise Radio 1, il s’agit « d’un nouveau concept dans le monde des musées, de voir deux pays travailler ensemble pour obtenir des travaux d’une collection particulière » [4]. Cela renforce la tendance observée ces dernières années, qui a vu les musées de plus en plus poussés à jouer un rôle significatif dans les relations internationales, dépassant leurs fonctions originelles de conservation, de recherche, d’éducation et de médiation [5]. Ce phénomène a alerté des spécialistes et des professionnels de la gestion de la culture, qui s’inquiètent de voir les musées utilisés comme des outils diplomatiques par les Etats, parfois aux dépends de leurs propres intérêts et des besoins de la conservation du patrimoine.

Cependant, l’internationalisation des musées est en général un mouvement positif initié par les musées eux-mêmes, qui multiplient les échanges d’œuvres d’art et de spécialistes, et les programmes de recherche communs. Ils deviennent ainsi des acteurs non-gouvernementaux de la diplomatie publique qui, dans le cas particulier de la construction européenne, pourrait grandement servir à l’approfondissement des liens extra-institutionnels entre les pays membres. L’acquisition conjointe des deux Rembrandt par le Rijksmuseum et le Louvre semble à la fois une réussite en matière de consolidation des liens culturels entre deux pays européens, et une ouverture vers de nouvelles perspectives de coopération européenne hors des champs politiques et économiques.

Mots-clés
Notes

[5Sur ce sujet en particulier, lire Michel TOBELEM (dir.), L’arme de la culture : les stratégies de la diplomatie culturelle non gouvernementale, 2007 ; Paris : L’Harmattan, 204p.

Vos commentaires
  • Le 21 février 2016 à 15:17, par Pierre Wang En réponse à : Quand Rembrandt sert la coopération européenne

    Cher Taurillon, Chère Juliette Chevée,

    Je ne suis ni spécialiste des musées ni étudiant à l’Ecole du Louvre. Néanmoins, je suis également étudiant à Sciences Po, mais seulement en première année sur le campus euro-américain à Reims. Je fais partie des Jeunes européens-Reims, fréquentant donc le Taurillon, sous la houlette de Cyrille Amand. C’est d’ailleurs en lisant un article de ce dernier à propos de la campagne du Plus Grand Musée de France (http://www.taurillon.org/l-incendie-de-la-cathedrale-de-reims-des-etudiants-au-secours-d-un-tableau) que je me suis dirigé vers cet article concernant les Rembrandt.

    Je suis simplement passionné par l’histoire et le patrimoine, sans pour autant en faire (pour l’instant) ma spécialité, ce sont donc juste des éclaircissements que je souhaite de votre part à propos de la thèse formulée dans l’article. J’ai l’impression que vous vous félicitez de l’acquisition conjointe de ces Rembrandt par le Louvre et le Rijksmuseum comme preuve de coopération culturelle européenne. J’ai suivi (de loin) les péripéties de ces Rembrandt mais je suis heureux de voir que nous avons les mêmes sources, le très bon site latribunedelart.com. Il est (très) critique par rapport à cette affaire comme d’autres articles de presse (dans Le Monde ou encore Les Echos), vous ne faites d’ailleurs pas part de ces critiques, et surtout des alternatives possibles à cet accord conjoint. Pourquoi ? Où vous placez-vous par rapport à eux ?

    Plus spécifiquement, vous rappelez, à juste titre, la possibilité qu’il y avait de classer ces deux œuvres uniques comme Trésor national. Mais vous dites que cela les « aurait protégé de sortir du sol européen », or le principe de la loi de 1992 sur les Trésors nationaux est d’empêcher la sortie du territoire NATIONAL (évidemment on peut regretter qu’il n’y ait pas de statut de "Trésor européen). L’Etat doit ensuite faire une offre d’achat, fondée sur les estimations d’experts, et si le propriétaire la repousse, l’Etat peut indéfiniment renouveler l’interdiction de sortie du territoire tant qu’il propose une offre d’acquisition. Cette option n’a de toute façon pas été retenue, sous prétexte que (et vous le rappelez) les moyens financiers manquaient au Louvre (et l’Etat alors ?)... Or, et là vous ne le rappelez pas, plusieurs articles ont fait état du témoignage de Pierre Rosenberg (académicien et président-directeur du Louvre de 1994 à 2001) qui affirmait que la Banque de France était prête à acquérir les DEUX tableaux pour qu’il demeure au même endroit, au Louvre. Eric de Rotschild était d’ailleurs disposé à répondre à cette offre. Qu’en dites-vous ? Pourquoi la rue de Valois (et le Louvre) ont-ils écarté toutes ces options ? Ce sont les plus hautes autorités de l’Etat (François Hollande en personne) qui ont tranché en faveur de l’achat conjoint, pour quels motifs ?

    (la suite dans un second commentaire)

  • Le 21 février 2016 à 15:17, par Pierre Wang En réponse à : Quand Rembrandt sert la coopération européenne

    (la suite du premier commentaire)

    Dernier détail que je mentionne sur cette affaire, le prix des deux portraits est toujours celui initialement annoncé depuis le début de cette affaire : 160 millions d’euros. Plutôt que de « travailler conjointement pendant plusieurs mois pour sécuriser cet accord » avec les Pays-Bas, le ministère de la culture n’aurait-il pas pu utiliser cette énergie pour négocier directement avec l’acheteur. La France va finalement acquérir le portrait d’Oopjen Coppit (l’épouse) qui n’est apparemment pas signé par Rembrandt (et qui a donc ‘moins’ de valeur). Pourtant elle paiera bien la moitié du prix, 80 millions d’euros. Un appel au mécénat d’entreprise a été lancé… pourquoi ? Alors que la Banque de France était prête à acquérir les deux…

    Ce qui doit nous préoccuper avant tout c’est la conservation, la restauration et la protection du patrimoine. "Les considérations muséales" (comme vous dites) sont prioritaires par rapport aux autres logiques dans ce domaine. Toutes les basses considérations sont à reléguer aux oubliettes. Il est d’ailleurs absolument essentiel de renforcer les crédits du ministère de la Culture alloués au patrimoine. Nous avons un devoir moral envers les vieilles pierres ! J’invite les lecteurs à consulter la répartition du budget du ministère de la culture (7.5 milliards d’euros), je vous laisse deviner le montant consacré à l’entretien et la restauration des monuments historiques... Nous avons besoin que l’Etat assume ses responsabilités, et que les servants de l’Etat utilisent les outils législatifs régaliens créés par le passé. N’êtes-vous pas d’accord ?

    Encore une fois je ne suis pas spécialiste, et je ne dispose que de modestes moyens d’informations, mais à partir de ceux-ci j’essaie d’utiliser le bon sens. Nous pourrions encore débattre sur tout une série d’autres points de cette article. En tous les cas, je serai ravi de vous rencontrer pour discuter de ces "problématiques" et, surtout, partager la passion pour l’art et l’histoire. Nous pourrions (et devons) le penser dans l’avenir, c’est à dire l’Europe, et avant tout consolider les fondamentaux de la préservation du patrimoine. J’attends votre réponse avec un grand intérêt.

    Dans l’attente de cette réponse, je vous prie de croire en l’assurance de ma considération distinguée.

    Bonne semaine !

    Pierre Wang

    PS : Je me permets juste d’apporter une petite nuance. Vous affirmez que "La coopération entre des musées pour acquérir des œuvres d’art n’est pas quelque chose de nouveau, mais c’est la première fois que deux musées de pays différents coopèrent dans ce sens." Après quelques recherches, j’ai découvert que le Louvre avait acquis conjointement avec le Metropolitan Museum de New York une plaque en ivoire, "l’arbre de Jessé" en... 1972.

  • Le 7 avril 2016 à 11:10, par Juliette Chevée En réponse à : Quand Rembrandt sert la coopération européenne

    Cher Pierre Wang,

    Tout d’abord, je tiens à m’excuser pour cette réponse (très) tardive, car votre commentaire m’avais échappée. Mais mieux vaut tard que jamais, et après tout cet article retrouve un peu d’actualité à l’heure où les portraits de Rembrandt sont exposés au Louvre. Voici donc, un peu tard, mes réponses à vos remarques.

    Au sujet du statut de « trésor national » tout d’abord : je faisais référence au fait que cela assurait que les tableaux resteraient en France, donc sur le sol européen, plutôt que de les voir acheter par des pays extra-européens comme les Etats-Unis ou les pays du Golfe. Cependant, j’avouerais moi-même que cet argument est peu pertinent, car il faut prendre en compte le fait que les Pays-Bas étaient particulièrement attachés à l’idée de voir les tableaux revenir sur le sol néerlandais, et qu’ils étaient prêts à se débrouiller pour les acheter seuls, par conséquent les tableaux seraient de toute manière restés sur le sol européen.

    Et ainsi on répond à la seconde question : pourquoi ne pas répondre à l’offre de la Banque de France d’acheter les tableaux ? Justement parce que les Pays-Bas n’étaient pas non-plus prêts à lâcher si facilement l’affaire. Je n’ai pas insisté sur ce point, il est vrai, mais le retour des Rembrandt sur le sol national était expressément défendu par les autorités néerlandaises qui avaient déjà réuni les fonds nécessaires. En d’autres termes, cette coopération et aussi un compromis entre deux pays désireux d’acquérir les tableaux.

    Il convient alors d’insister sur le fait que cet article est l’expression d’une position personnelle et europhile sur la question. En effet, du point de vue strict d’un conservateur de musée français, il s’agit là d’une solution bancale puisque les tableaux ne restent pas « entièrement » en France, mais j’invite pour ma part le lecteur à replacer cet événement dans un contexte plus vaste de développement des relations intra-européennes. De plus, cela permet de répartir les coûts d’acquisition entre deux pays, et même si la Banque de France, encore une fois, était prête à acquérir les deux tableaux, il est toujours bon de réduire les coûts, quitte à pouvoir bénéficier de cette aide pour autre chose.

    L’article de Latribunedelart avance quelques critiques sur les coûts et les risques supplémentaires qu’engendreront la navette des œuvres entre le Louvre et le Rijks, mais rappelons sur ce point que cela n’aura lieu qu’une fois tous les 3 puis 5 ans, ce qui n’est sans doute pas grand-chose comparé au nombre d’œuvres déplacées sans dommage chaque année dans le cadre des expositions temporaires et aux sommes dépensées dans ce cadre (faudrait-il arrêter d’envoyer des œuvres au Louvre Lens pour cette raison ?).

  • Le 7 avril 2016 à 11:11, par Juliette Chevée En réponse à : Quand Rembrandt sert la coopération européenne

    (suite du commentaire précédent)

    Au sujet du prix de l’acquisition du portrait d’Oopjent Coopit, je ne crois pas qu’il aurait été pertinent d’exiger que la France paye moins que la moitié du prix sous prétexte qu’elle devenait techniquement acquéreuse d’un tableau de moindre valeur que celui signé par l’artiste, dans la mesure où l’accord prévoit expressément que les deux tableaux ne pourront être exposés séparément.

    Le problème du budget alloué à la culture et à la conservation des monuments historique est un vaste sujet, auquel il serait difficile de débattre au sein d’un si court article. Il est certain qu’il y a beaucoup de progrès à faire dans ce domaine, certes du côté de l’Etat, mais aussi, me semble-t-il, du côté des institutions culturelles françaises. Des modes de financement innovateurs peuvent être exploités, et à mes yeux le mécénat privé est quelque chose d’essentiel, sans pour autant remettre en cause le devoir d’implication de l’Etat.

    Pour résumer ma position au sujet de l’achat des tableaux de Rembrandt, je dirais que, certes, des critiques légitimes peuvent être formulées, et il ne s’agit sans doute pas d’une coopération aussi simple que mon article le laisse peut-être paraître, mais ces difficultés me semblent moins importantes que le symbole européen que l’on peut en tirer, l’intérêt de répartir les coûts entre deux pays, et la possibilité de rendre ces tableaux visibles par un public élargit. Sans faire de la conservation du patrimoine un outil diplomatique subordonné à la volonté des Etats, j’y vois au contraire une piste de développement intéressante dans le sens de la multiplication des liens autres que politiques et économiques entre pays de l’Union européenne.

    J’espère que ces quelques éclaircissements répondent à vos questions, et je vous prie encore une fois de m’excuser pour cette réponse tardive. En attendant, je vous invite à venir voir les tableaux dans la Grande Galerie, car il est au moins un point sur lequel on peut être certain d’être d’accord, c’est le plaisir de pouvoir les admirer enfin !

    Juliette Chevée

    PS : Je vous remercie de m’avoir fait remarquer que le Louvre avait déjà acquis conjointement une plaque d’ivoire avec le Metropolitan museum en 1972. En effet, en préparant mon article j’avais fait des recherches pour essayer de savoir si cela était déjà arrivé, je n’avais rien trouvé. Reste qu’il s’agit de quelque chose d’encore assez anecdotique pour que ce genre d’acquisition soit remarquable, surtout pour des tableaux d’une telle valeur.

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