La Pologne a une histoire douloureuse, peut-être la plus douloureuse des Etats d’Europe si l’on tient compte de la seule histoire contemporaine. C’est dans l’adversité qu’est né l’Etat polonais, occupé dès 1813 par l’Empire Russe. L’indépendance polonaise fut acquise au prix de sacrifices multiples, plus qu’aucune autre, la nation polonaise connaît le prix de la liberté. Renaissant en 1918, la Pologne perd, à peine vingt ans plus tard, un État qu’elle a mis plus de cent ans à faire émerger. Depuis 1989, la Pologne est à nouveau libre et se retrouve confrontée à une mémoire difficile, non pas oubliée, mais pour laquelle un travail de mémoire insuffisant avait été effectué. Cette absence de travail de mémoire mène à des instrumentalisations politiques de la part de certains partis politiques polonais qui cherchent à bâtir un roman national favorable à leur projet politique : absence totale de la responsabilité de la Pologne et des Polonais dans la Shoah, disparition totale de la période communiste des livres d’histoire et discours officiels, vision d’une Pologne sans cesse innocente et toujours héroïque...Depuis l’arrivée au pouvoir du PiS, les historiens sont une cible de choix, menacés du retrait de leurs décorations nationales selon leurs domaines de recherches, refus de financer ou de soutenir des travaux sur des sujets traitant des périodes sombres de l’histoire du pays, attaques personnelles dans les médias. On assiste en Pologne, comme auparavant en Hongrie ou en Turquie, à une préparation d’une mise au ban du monde universitaire, faisant table rase pour une purge des « ennemis » du pouvoir en place.
De la russification à la soviétisation : crimes de masse et élimination systématique des élites
Les premières déportations en Pologne ont commencé dès 1831 avec l’échec des révoltes nobiliaires polonaises face à l’occupant russe. Durant cette période, environ 100.000 Polonais sont déportés vers la Sibérie. Les déportations se poursuivirent à la suite du Printemps des peuples de 1848, puis, lors de la grande insurrection de 1863. Cette année marque le début des déportations massives. Jamais, l’Empire russe n’avait été aussi proche de perdre la Pologne, la répression est féroce, près de 50.000 Polonais sont immédiatement déportés vers les terres glaciales de l’Empire. En 1939, la Pologne est conquise par une invasion conjointe de l’Allemagne nazie et de l’URSS. Dès le pacte Molotov-Ribbentrop, l’objectif est clair : éliminer définitivement le peuple et la culture polonaise, aucune velléité d’indépendance ne doit pouvoir renaître. L’URSS annexe 52,1% du territoire polonais regroupant 5,1 millions d’habitants dont 38% de Polonais. Dès lors, le travail du NKVD put commencer.
D’emblée des déportations massives vers la Sibérie sont organisées, les listes d’arrestation du NKVD comptent toutes les personnes portant un nom polonais qui sont suffisamment instruites pour constituer une menace. L’URSS n’a officiellement jamais déclaré la guerre à la Pologne : ayant cessé de reconnaître le pays comme souverain à la veille de l’invasion, ipso facto, l’URSS n’est officiellement pas en guerre. De toute façon, elle n’a jamais signé aucune convention internationale sur les prisonniers de guerre. Les officiers polonais sont éliminés, dans leur quasi-intégralité, soit plus de 25.000 personnes et les soldats sont immédiatement envoyés au goulag. Les cadres civils, les intellectuels, les universitaires, le personnel du clergé catholique, les scientifiques, les politiques sont systématiquement abattus. Toute personne ayant rendu service à l’Etat polonais « d’avant-guerre » est reconnu coupable de : « crime contre la révolution ». Plus de 150.000 personnes sont ainsi éliminées dès les lendemains de l’invasion soviétique.
1,1 millions de Polonais sont envoyés au goulag
C’est un chiffre dont la grandeur donne le tournis et témoigne de l’horreur de l’entreprise soviétique : 1,1 millions, c’est le nombre de Polonais qui, entre 1940 et 1941, furent envoyés principalement vers les camps de la région de Khabarovsk en Sibérie-orientale et vers le Kazakhstan. Les déportés sont majoritairement des Koulaks, paysans « riches » - en réalité, simplement détenteur de moyens de production - les fonctionnaires polonais, les étudiants et les universitaires, ainsi que les personnes constituant une menace mineure pour la société soviétique. 55% de ces déportés sont des femmes : le goulag est pour elles d’une violence inouïe.
Jusqu’à l’opération Barbarossa déclenchée par la Wehrmacht, les déportations se poursuivent afin de faire de la société polonaise une société soviétique dans laquelle l’élément polonais n’a plus de sentiment d’appartenance national. À son arrivée, l’armée allemande et la propagande nazie sauront se faire passer pour des libérateurs sans trop de difficultés et encourager la participation polonaise à des massacres de masse contre les Juifs perçus par la population catholique polonaise comme responsables des drames vécus sous l’occupation soviétique. Il ne faut cependant pas systématiser cette analyse : entre la thèse officielle des nationalistes polonais d’une Pologne tout entière résistance et victime et celle de certains auteurs d’une Pologne toute entière collaborationniste, la vérité est plus modérée. Certains Polonais contribuèrent au péril de leur vie à sauver des juifs. Dans son ensemble, la population polonaise reste soumise à une occupation allemande extrêmement violente qui considère le slave comme un éternel esclave et la Pologne comme un espace vital qui doit être repeuplé par des éléments aryens.
Les dernières déportations se déroulent entre 1944 et 1946 au retour de l’Armée Rouge et donc du NKVD sur les terres polonaises. Les membres de réseaux de résistance au communisme seront traqués, arrêtés, exécutés ou déportés vers le nord-est de la Sibérie. Beria, le « Himmler soviétique » selon Staline, donne dans ses courriers le chiffre de 50.000 Polonais envoyés dans les goulags de l’Union soviétique entre 1944 et 1946. Cette dernière vague de déportation achève la mise au pas d’une société polonaise éprouvée par 6 ans d’une double occupation d’une violence terrible. Il n’en sera que plus simple pour le pouvoir soviétique d’imposer un régime communiste fantoche à la tête du pays. Les structures de résistance sont ainsi décapitées parfois avec théâtralité notamment lors du procès des Seize qui se tient à Moscou en juin 1945. Ce procès conduit à l’exécution de 600 personnalités organisatrices de la résistance polonaise et opposées à la mise en place d’un régime communiste.
La mémoire des Sybiracy renaît
En 1989, la mémoire polonaise de la déportation sort enfin de l’ombre. Historiens, politiques et citoyens peuvent à nouveau évoquer cette période tragique. Le travail de mémoire commence lentement mais sûrement. La République de Russie rappelle encore aujourd’hui aux Polonais sa version de l’Histoire : « nous vous avons libérés du nazisme, soyez reconnaissants. ». Aucune reconnaissance officielle des massacres et des déportations n’est faîte par la Russie, tendant considérablement les relations russo-polonaises. Le crash de l’avion présidentiel polonais en 2010 fut utilisé par l’extrême-droite polonaise et notamment par le PiS pour alimenter des théories du complot sur une tentative de la part du gouvernement de Donald Tusk de décapiter l’Etat polonais et de mieux le livrer à la Russie. Depuis 2017, Andrzej Duda a approuvé des amendements permettant de détruire les monuments soviétiques, symboles de « l’occupation totalitaire du pays ». Au-delà de ces récupérations politiques de la mémoire polonaise qui vise à construire une mémoire officielle faisant fi de la mémoire subjective et de leurs sommes, construisant ainsi une mémoire collective, la plus objective possible, le rôle des historiens polonais est immense.
Le Musée Mémorial de Sibérie a une mission : faire vivre une mémoire individuelle et collective de la déportation de millions de Polonais vers la Sibérie et l’Asie centrale. L’action du musée témoigne d’un épisode fondateur de la nation polonaise, de son identité et de sa culture, de sa lutte pour se doter d’un Etat. Cette mémoire ne doit pas être oubliée, elle doit renaître, vivre et rester la plus objective possible, loin de toute tentative de récupération politique. À Bialystok, au Musée Mémorial de Sibérie, dans un ancien centre de déportation et camp d’internement doit vivre la mémoire des « Sybiracy » ces Polonais déportés vers la Sibérie d’où la plupart d’entre eux ne revinrent jamais. La mission de ce musée est ainsi double : faire entrer dans l’Histoire la mémoire des déportés tout en apaisant et en objectivant une histoire polonaise trop, bien trop instrumentalisée et politisée.
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