Ressources gazières en Méditerranée orientale : Guerre et Paix en Mare nostrum

, par Paul Brachet

Ressources gazières en Méditerranée orientale : Guerre et Paix en Mare nostrum
Île grecque de Crète et sud de la Mer Egée, région maritime revendiquée à la fois par l’Hellade et la Turquie pour ses possibles ressources gazières Crédit : Agence spatiale européenne

Le 11 octobre dernier, un accord entre le Liban et Israël a été signé. Cet accord qualifié d’« historique  » par le Premier ministre israélien Yaïr Lapid porte sur la délimitation des frontières maritimes en Mer Méditerranée orientale. Alors qu’une solution pacifique est trouvée dans cette partie de la Méditerranée, une guerre pourrait bel et bien être déclenchée suite aux multiples provocations faites par la Turquie d’Erdoğan à l’encontre de la souveraineté de son voisin grec. Si ces conflits ont des causes différentes, un élément commun est constitutif à leur développement : le gaz.

La Grande Bleue : Une situation gazière stratégique

Selon le think tank européen European Council on foreign relations, le volume de gaz naturel se trouvant en Méditerranée orientale serait de l’ordre de 3 500 milliards de m3, soit l’équivalent de la production mondiale annuel de gaz qui était de près de 4 000 milliards en 2020 selon le International Energy Agency (Agence internationale de l’énergie), l’agence onusienne relative aux ressources énergétiques. Le bassin levantin serait donc l’un des plus grands champs de gaz naturel encore non exploité, ceci avec la région arctique. Les pays concernés par ces nouvelles mannes gazières sont donc l’ensemble des États de la région disposant d’une façade maritime assez conséquente pour revendiquer l’exploitation de ces nouveaux champs gaziers ; Chypre, Égypte, Grèce, Israël, Italie, Liban, Libye, Palestine (notamment par l’intermédiaire d’Israël et de la Jordanie), Syrie et Turquie.

Malgré la pleine appartenance de ces États à la Méditerranée par leur accès à la mer, ils ne sont cependant pas égaux. En effet, les champs gaziers se localisent principalement dans une seule et même région du bassin levantin. Les trois gisements dénommés Aphrodite, Léviathan et Zohr regroupent ainsi à eux seuls des réserves prouvées de 1 140 m3, et pourraient regorger potentiellement d’autant de gaz. Ainsi, à eux trois, ces gisements couvriraient plus de deux-tiers des réserves de Méditerranée orientale.

Or ces trois gisements se trouvent inégalement répartis et sont respectivement sous souveraineté chypriote, libano-israélienne et égyptienne. Le reste des réserves se trouverait au large de la Mer Egée, c’est-à-dire dans les eaux grecques, et résiduellement dans les eaux turques.

Pour prétendre à l’exploitation de cette précieuse ressource, mais plus généralement à l’exploitation du sous-sol marin, les États doivent justifier de leur souveraineté notamment par l’affirmation de leur zone économique exclusive (ZEE) dans ces eaux. Une ZEE est un concept créé par le droit de la Mer conféré par la Convention des Nations unies sur le droit de la mer, lors de la convention de Montego Bay de 1982. Cette ZEE s’étend des côtes d’un État jusqu’à 200 milles marins (soit environ 370 kilomètres). Les États peuvent demander à certaines conditions une extension de leur ZEE jusqu’à 350 milles marins. Ces ZEE garantissent la souveraineté des États sur les eaux incluses dans leur ZEE, ils peuvent ainsi prétendre à l’exploitation des ressources de ces eaux et de leur sous-sol, ressources halieutiques mais également minières et fossiles, comme le gaz.

Aujourd’hui, plus que jamais le gaz a été au cœur des enjeux géopolitiques de l’Union européenne (UE). L’Europe souhaite sortir de sa dépendance au gaz russe, gaz qui permet aujourd’hui le financement d’une guerre qui vise à déstabiliser l’UE et qui cause une intensification des tensions internes notamment entre la Hongrie et le reste des États membres, pays le plus dépendant au gaz russe qui redoute une détérioration des conditions de vie de sa population si le mix énergétique européen venait à se passer du gaz russe. Dans ce contexte, l’UE souhaite diversifier ses sources énergétiques notamment gazière par les mesures prises dans le cadre de RePowerEU. Pour cela, elle recherche d’autres sources d’approvisionnement d’énergie fossile, comme le pétrole ou le gaz, notamment depuis l’Azerbaïdjan, l’Algérie, la Norvège…et la Méditerranée orientale.

Réconciliation et Paix : l’exemple israélien

Cette situation exceptionnelle et stratégique en Mer Méditerranée se heurte néanmoins à une situation géopolitique tendue. Le bassin levantin est en effet une aire de contact entre plusieurs nationalités, religions et cultures. Cet ensemble multinational est loin d’avoir les mêmes intérêts et a connu dans son histoire - et aujourd’hui encore - de nombreuses guerres et conflits.

Israël est l’un des meilleurs exemples de cette situation géopolitique tendue. L’État hébreu a connu sept conflits depuis sa fondation en 1948, la plupart avec ses voisins arabes. Ainsi, officiellement, Israël est en guerre avec deux des quatre États partageant une frontière terrestre avec lui (sans prendre en compte le cas particulier des territoires palestiniens). L’Égypte et la Jordanie sont les deux seuls voisins d’Israël à avoir, d’une part, officiellement reconnu son existence et, d’autre part, à avoir signé un traité de paix avec lui en 1979. Une situation permettant des échanges économiques importants ainsi que l’exportation du gaz israélien vers ces territoires. L’Egypte a même permis le début de la construction d’un nouveau gazoduc en 2021 qui permet de relier le champs gazier israélien Léviathan à l’Égypte et à ses industries de liquéfaction du gaz.

Récemment, le 11 octobre 2022, Israël et le Liban ont signé un accord de reconnaissance de leur frontière maritime. Cet accord, bien qu’il ne soit ni un traité de paix ni un traité permettant la reconnaissance d’Israël par le Liban, a été qualifié «  d’historique  » par le premier ministre israélien, Yair Lapid. Ce traité permet aux deux signataires d’exploiter librement et en toute souveraineté leurs champs gaziers respectifs. Car tout l’enjeu est dans l’exploitation de cette précieuse ressource, ainsi le traité ne permet ni paix, ni reconnaissance, ni même accord frontalier sur les frontières terrestres, mais permet seulement ce qu’il fallait aux deux États levantins pour extraire le gaz des gisements nouvellement découverts : une simple reconnaissance de leur frontière maritime.

Une telle politique est également menée avec la Jordanie et l’Égypte , mais également avec la République de Chypre et la Grèce. Cette politique possède plusieurs déclinaisons allant à la reconnaissance des frontières maritimes, comme avec le Liban, jusqu’au développement d’infrastructures communes, comme avec l’Hellade et la Chypre, en atteste le projet israélo-gréco-chypriote de gazoduc Eastmed.

L’activisme politique et diplomatique en matière gazière s’est d’ailleurs matérialisé par la création en 2021 du forum du gaz de la Méditerranée orientale (FGMO). Ce forum regroupe Israël, l’Hellade, Chypre, l’Égypte, mais aussi la Jordanie, la Palestine, l’Italie et la France ; la présence de ces derniers démontrant l’intérêt stratégique du gaz levantin pour l’Europe. Le gaz méditerranéen peut ainsi permettre le rapprochement entre les pays, et les ennemis d’hier, qui par leur coopération permettent à chacun de se développer, et in fine de devenir une région intégrée économiquement. Bref, le gaz peut être une préoccupation commune du pourtour du bassin et donc un objet facilitateur de paix dans une région aussi troublée que la Méditerranée orientale. Une paix aux intérêts payant puisque l’Union européenne, toujours dans son objectif de se sortir de sa dépendance au gaz russe, a signé un accord avec Israël et l’Egypte le 15 juin 2022 afin de permettre un approvisionnement en gaz du bassin levantin vers le continent européen.

Mais l’absence assourdissante au FGMO d’un membre incontournable de la région laisse craindre que le gaz ne soit pas uniquement une source de paix, mais également de convoitises.

Bellicisme turque : quand ressource et nationalisme se rencontrent

L’éléphant dans la pièce n’est autre que la Turquie et la politique nationaliste et belliqueuse de Recep Tayyip Erdoğan, le président turc ; politique motivée entre autres par les possibles ressources gazières en Mer méditerranée et plus particulièrement en Mer Egée.

La Turquie n’a jamais signé la Convention de Montego Bay de 1982, et à ce titre, reconnaît les eaux territoriales et les ZEE selon les coutumes internationales. Pour elle, le traité de Lausanne de 1923 doit donc s’appliquer en la matière, traité selon lequel la mer Egée est une mer ouverte à ses deux pays riverains, la Grèce et la Turquie. De même, cette disposition doit permettre, selon la Turquie, à chaque pays de disposer librement des eaux de la mer Egée et de ses ressources or des eaux territoriales qui doivent être fixés à 6 milles marins des côtes afin de permettre une répartition équitable de la mer entre Grecs et Turcs.

En bleu, les eaux territoriales revendiquées par Athènes et Nicosie ; en rouge, les eaux territoriales revendiquées par Ankara.
En bleu, les eaux territoriales revendiquées par Athènes et Nicosie ; en rouge, les eaux territoriales revendiquées par Ankara.
Future Perfect at Sunrise

Or, la Grèce, quant à elle, reconnait les accords de Montego Bay et souhaite l’application du droit de la mer, tel que considéré par l’ONU, aux eaux de la Mer Egée. Pour la Grèce, sa ZEE s’étend le long des côtes de chaque île sous souveraineté grecque, en respect du droit international. Cette contestation de la souveraineté maritime de la Grèce se couple à une contestation de la souveraineté terrestre de la Grèce sur certaines îles égéennes par la Turquie, par exemple celle de Kardak. Ce conflit provoqué par la Turquie a pour but l’exploitation des sous-sols de la Mer Egée, supposée riche en gaz. L’envoie par la Turquie du bateau d’exploration de gisement de gaz « Oruç-Reis » escorté par des vaisseaux militaires turcs au large des côtes helléniques, c’est-à-dire dans la ZEE revendiquée par l’Hellade, n’a fait qu’agrandir le différend qui risque aujourd’hui de dégénérer en guerre ouverte.

Bien que ni la Turquie, ni la Grèce ne souhaitent entrer en guerre, surtout quand celle-ci revient sur le sol européen par la guerre russe en Ukraine, les actions de la Turquie et les déclarations de son gouvernement ne font qu’attiser les craintes. En effet, diplomatiquement, la Turquie fait pression sur ses partenaires pour qu’ils reconnaissent les eaux turques revendiquées en Mer Egée ; c’est ainsi qu’en 2019 le gouvernement de Tripoli, fragilisé par une guerre civile, a signé avec la Turquie un accord reconnaissant les revendications tuques en Mer méditerranée. Suite à cet accord, un nouveau traité a été signé en octobre 2022 insistant notamment sur la possibilité pour la Turquie de rechercher des ressources gazières dans ses eaux et dans les eaux considérées comme libyennes par l’accord.

Militairement, la Turquie demande la démilitarisation de l’ensemble des îles grecques de la Mer Egée, tout en développant sa marine et son armée. Dernière déclaration en date, le lancement d’un missile balistique nouvelle génération permettant une attaque précise de longue portée. Alors que les médias grecs se sont inquiétés de la militarisation de leur voisin oriental, le président turc R. T. Erdoğan a déclaré « Attendez, sa suite viendra, d’autres suivront », le destinataire de ce message est explicitement mentionné par R. T. Erdoğan : « Les Grecs » !

Ce contexte particulièrement abrasif n’est pas près de se refroidir. Les trois pays impliqués dans le désaccord égéen – la Turquie, la Grèce mais aussi Chypre dont la partie septentrionale est occupée par les troupes turques depuis 1974 et dont la souveraineté maritime est aussi remise en question par la Turquie- ont tous trois des échéances électorales de première importance en 2023. Alors que la Grèce verra se dérouler des élections législatives, la Turquie et la Chypre éliront leur Président de la République, véritable chef de l’exécutif dans ces deux régimes présidentiels. Les discours nationalistes, bellicistes, militaristes et sécuritaires vont alors fleurir partout autour de la Mer Egée, notamment en Turquie alors que l’actuel président se trouve en difficulté dans l’opinion. Acculé dans les sondages puisque donné perdant contre n’importe lequel de ses adversaires du second tour, Recep Tayyip Erdoğan pourrait être tenté par une fuite en avant belliqueuse, comme le laisse pressentir les actuels agissements turcs, afin de satisfaire l’électorat nationaliste. Or une fuite en avant vers la guerre ne peut mener que vers…la guerre. Une guerre pour le gaz !

Il ne s’agit pas ici de jouer aux voyantes ou aux oiseaux de mauvais augure. Et bien que la situation en Méditerranée ne nous permet pas aujourd’hui de dire qu’une guerre est inévitable, il ne faut pas non plus nous accrocher à des œillères qui nous empêcheraient de voir une guerre arriver, ne répétons pas les erreurs de février 2022. Si le gaz peut permettre la coopération et la paix en Méditerranée orientale, espérons qu’il ne permette pas la guerre.

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