Le parti allemand d’extrême-droite a subi un revers fin septembre en échouant à remporter la mairie de Nordhausen, ville de taille moyenne située dans l’est du pays. Cette élection revêtait une signification symbolique particulière, dans le contexte d’une montée en puissance de l’AfD dans les sondages. Aujourd’hui, l’extrême-droite inquiète de plus en plus Outre-Rhin. On craint notamment la remise en cause croissante du travail de mémoire sur la Seconde Guerre mondiale que mène le pays depuis plus de cinquante ans.
Un retournement de situation inattendu
Le candidat d’extrême droite, Jörg Prophet, qui était le favori après avoir obtenu une large avance au premier tour, a été surpassé par le maire sortant dans cette ville de 40 000 habitants, située en ex-RDA, lors du second tour de scrutin. Kai Buchmann, maire sans étiquette, a réalisé une remontée inattendue, et l’a finalement emporté avec 54,9 % des voix.
Sur la chaîne NTV, Jens-Christian Wagner, directeur de la Fondation en charge de l’ancien camp nazi de Mittelbau-Dora, situé à moins de dix kilomètres de Nordhausen, a exprimé un grand soulagement en déclarant : « Le résultat de ces élections me soulage d’un énorme poids, car il montre clairement que le révisionnisme historique, une attitude qui minimise les souffrances des victimes des camps de concentration, n’est pas une solution ». Il avait précédemment partagé avec l’AFP son inquiétude en affirmant que la victoire du candidat d’extrême-droite aurait été « une catastrophe ». En effet, quelques jours avant l’échéance, il avait été rejoint par Félix Klein, responsable de la lutte contre l’antisémitisme au sein du gouvernement allemand, qui avait ajouté qu’un tel résultat serait « une gifle pour les victimes de la Shoah et leurs descendants ». À Mittelbau-Dora, ce sont plus de 60 000 déportés qui ont subi travail forcé, froid, faim et mauvais traitements. Environ un tiers des prisonniers sont décédés des suites de leur exploitation.
Un parti proche de l’idéologie nazie ?
D’après Jens-Christian Wagner, l’AfD est un parti « dont l’idéologie est compatible ou au moins très similaire à l’idéologie nazie ». Hans Stark, secrétaire général du Comité d’études des relations franco-allemandes à l’Institut français des relations internationales, précise que l’AfD est « néonazi à la marge et d’extrême droite […], mais partiellement ». Il ajoute que « c’est un parti composite qui réunit des éléments d’extrême droite et des éléments conservateurs nationalistes, mais qui est encore dans le spectre politique républicain ». Toujours est-il que le désormais défait candidat avait appelé en 2020 à la fin du « culte de la culpabilité » en Allemagne, en référence aux initiatives du pays visant à préserver la mémoire de l’Holocauste. Alexander Gauland, dirigeant de l’AfD, s’était lui aussi fait remarquer pour une frasque de 2017, où il avait salué les « performances »] de l’armée nazie pendant la Seconde Guerre mondiale. Aujourd’hui, il est indubitable que le sulfureux parti d’extrême-droite capitalise sur le sentiment d’appartenance à la nation allemande, et par l’exaltation d’une histoire germanique considérée comme “millénaire”. Cependant, il est important de noter que, selon ces mêmes experts, le parti ne peut être qualifié de néonazi. Même s’il est souvent critiqué pour sa tolérance envers les membres de groupes extrémistes qui y adhèrent, il ne partage pas la même orientation politique que le "Nationaldemokratische Partei Deutschlands" (NPD), qui continue de célébrer la mise en place du IIIème Reich et demeure largement reconnu comme le parti phare des groupuscules néonazis.
L’ascension de l’AfD
Fondé par d’anciens cadres de l’Union Chrétienne-démocrate (CDU) en 2013, l’AfD est d’abord classé comme parti libéral et eurosceptique de droite. Le mouvement s’oppose à l’immigration et tend notamment vers le climato-scepticisme. Ses débuts sont difficiles, car il ne parvient pas directement à intégrer le Bundestag, l’assemblée parlementaire allemande. Il faut attendre 2017 et la contestation de la politique migratoire d’Angela Merkel pour voir l’AfD se faire une place dans la politique allemande. Aujourd’hui, le parti domine l’opposition au gouvernement, alors que jusqu’aux dernières législatives, il s’était pourtant contenté d’environ 10% des sièges. Aujourd’hui, il s’envole dans les sondages. Selon une nouvelle étude de la fondation Friedrich Ebert, 8% des sondés se réclament de l’extrême droite, contre 2 à 3% lors des travaux précédents. Le parti surfe depuis plusieurs mois sur la vague de mécontentement (inflation, politiques de transition énergétique)d’une partie de l’opinion, qui en veut au gouvernement fédéral. Selon les derniers sondages, si des élections au niveau fédérales devaient avoir lieu, 19% des Allemands voteraient pour l’AfD.
Un révélateur du clivage Est-Ouest
Le parti est particulièrement populaire en ex-RDA, en raison de trois circonstances spécifiques à la région, que développe Elisa Goudin-Steinmann, directrice adjointe du département d’études germanique à la Sorbonne Nouvelle, dans un entretien à l’AFP.
Tout d’abord, la région a été sous le joug soviétique pendant près d’un demi-siècle, privée de l’expérience de la démocratie libérale et habituée à un régime politique autoritaire et répressif.
Deuxièmement, le passage à la démocratie a été douloureux pour la population est-allemande. Contrairement à l’Europe occidentale, où l’avènement de la démocratie au XXe siècle s’est accompagné de l’État-providence et d’une croissance économique spectaculaire, le changement politique dans l’Est de l’Allemagne s’est produit en même temps qu’une grave crise socio-économique. Après la chute du Mur de Berlin, la région a connu un taux de chômage atteignant 25%, tandis que le taux de natalité a chuté à environ 0,7 enfant par femme, le plus bas jamais enregistré, peu importe le cadre spatio-temporel (hors Vatican).
Finalement, la région est beaucoup plus pauvre que le reste de l’Allemagne, ce qui la rend particulièrement vulnérable à l’inflation galopante de ces derniers mois. Elisa Goudin-Steinmann explique que ces conditions socio-économiques difficiles ont un impact positif sur le soutien à l’extrême droite.
Une récente étude de l’Université de Leipzig a révélé que 30% des sondés en ex-RDA estiment qu’une dictature peut être le meilleur régime pour une nation, et 33% pensent que l’Allemagne a besoin d’un leader fort pour la diriger. Face à une population de l’ancienne Allemagne de l’Est qui se sent marginalisée, l’AfD se positionne comme le défenseur de ceux qui ont été laissés pour compte par le système néolibéral contemporain.
L’AfD étend désormais son influence à l’ouest et au sud de l’Allemagne, où les idées anti-démocratiques et islamophobes gagnent du terrain. Lors des élections en Hesse et en Bavière le 8 octobre dernier, les trois partis composant la coalition de centre-gauche du chancelier allemand Olaf Scholz (parti SPD) ont subi une défaite significative face aux partis conservateurs. En Hesse, le SPD, dirigé par le ministre de l’Intérieur Nancy Faeser, s’est classé troisième avec 15,13% des voix. Il a été devancé par l’AfD (18,49%) et nettement distancé par l’Union chrétienne-démocrate (CDU), qui a obtenu 34,66%, marquant une nette augmentation par rapport à 2018 (27%). Ces élections ont constitué une sanction à mi-mandat envers le gouvernement d’Olaf Scholz, soulignant les préoccupations de la population face à la crise industrielle en cours et à la résurgence de la question migratoire dans la première économie européenne.
Dans le contexte actuel, l’ascension de l’extrême droite en Allemagne ne peut être perçue uniquement comme une résurgence d’idéologies propres à ce pays, malgré sa relation historique complexe avec ce mouvement. C’est plutôt un phénomène qui s’étend à travers toute l’Europe, de la France à la Pologne, en passant par l’Italie et l’Espagne. Le consensus centriste qui a longtemps prévalu en Europe ne séduit plus autant. Pendant près d’un demi-siècle, le système économique occidental a été en proie à des crises persistantes, sans que les autorités politiques en place ne parviennent à les résoudre. Les forces de la mondialisation et de l’immigration redessinent les contours des identités culturelles et des relations sociales au sein des États, une évolution qui est souvent exploitée par les partis d’extrême droite. Ces derniers prétendent détenir les réponses aux problèmes économiques en désignant l’étranger comme bouc émissaire, et ils proposent une vision nationaliste, xénophobe, traditionaliste, voire millénariste, pour répondre aux inquiétudes identitaires de notre époque.
Jusqu’aux années 1990, la construction européenne s’est justifiée par la plus-value qu’elle représentait en termes économiques. Mais depuis l’implantation de réformes néolibérales largement critiquées, elle est remise en cause de façon croissante. Pour pallier cela, l’Union Européenne a notamment misé sur la construction d’une identité européenne commune, sans succès pour l’instant…
Suivre les commentaires : |