Le Taurillon : L’actualité récente a été marquée par une hausse générale du prix de l’énergie et des carburants en Europe, qui a donné suite à certaines mesures nationales comme l’indemnité inflation en France. Faudrait-il apporter une réponse à l’échelle européenne plutôt que nationale ?
Sandrine Rousseau : La solution se situe à toutes les échelles : face à une augmentation aussi rapide du prix de l’essence, il faut apporter une réponse européenne d’indépendance énergétique ainsi qu’une réponse géopolitique sur les importations. À l’échelle nationale, nous devons apporter une réponse pour que les personnes subissant le plus cette hausse puissent être compensées, et mettre en place une politique d’amortissage de cette hausse. Je suis convaincue que l’essence continuera à augmenter, Il faut se poser la question de savoir comment accompagner ces personnes sur le moyen et long terme, et comment mener une véritable politique d’indépendance des énergies fossiles pour que les foyers les plus vulnérables n’aient pas à subir ces hausses.
L’Union européenne importe beaucoup de gaz depuis la Russie, notamment grâce aux gazoducs. Entre tensions géopolitiques et dépendance énergétique, quel comportement adopter face à la Russie ?
Nous sommes aujourd’hui dépendants du gaz russe, il faut donc se poser la question du moyen et long terme. La question fondamentale qui se pose dans la transformation écologique est l’indépendance de l’Europe, qu’elle concerne l’évolution de notre société ou la déstabilisation géopolitique. Il faut revenir au fondement même de l’Europe, qui était d’assurer cette autonomie et cette indépendance européenne, et d’assurer un multilatéralisme dans le monde. Faire en sorte que les Français et les Européens soient indépendants énergétiquement, cela signifie qu’il ne faut plus nous chauffer au gaz, au pétrole ou au charbon, qu’il ne faut plus utiliser de voiture thermique, du moins pas dans la quantité et pas de la manière dont nous le faisons aujourd’hui, et à terme que nous n’importions plus d’énergie. C’est une transformation très profonde de notre société et de notre mode de consommation, de notre modèle de vie et de notre modèle productif.
Considérez-vous que la démocratie directe, et en particulier la Conférence sur l’avenir de l’Europe, puisse contraindre les États à adopter des législations permettant d’enclencher cette transformation ?
La Conférence sur l’avenir de l’Europe a été lancée suite au Brexit pour refonder une sorte de projet européen. Je ne pense pas que la question soit seulement écologique, et encore moins qu’elle se concentre sur des mesures. La question qui se pose est de savoir comment nous pouvons “faire Europe” ? Finalement, si nous arrivons à la fin de cette Conférence avec seulement une série de mesures un peu environnementales, un peu sociales et un peu démocratiques, nous aurons raté le coche. En tant qu’économiste, je pense que la question du libéralisme est à regarder de très près par exemple. Quelles ont été les conséquences du libéralisme sur la société européenne, sur les classes moyennes et ouvrières, et quelles en sont les conséquences dans l’esprit des personnes qui ne se retrouvent pas dans ce projet européen ? J’espère que cette Conférence aboutira vers une Europe beaucoup plus sociale et plus écologique, une Europe qui réinterroge la politique libérale et économique qu’elle mène depuis des dizaines d’années.
Quel est votre avis sur le plan Next Generation EU et le Green new Deal lancés par la Commission européenne ?
C’est un premier pas intéressant que d’avoir un plan européen de transformation. Je pense néanmoins que la transformation écologique ne passera pas par des Green New Deal ou des plans économiques de développement, mais plutôt par des réformes sociales. J’ai conscience du caractère contre-intuitif de ce que je porte dans le paysage politique, à savoir que la solution écologique n’est pas une solution technologique. C’est une question d’organisation sociale, de rapport à la nature et de rapport social entre nous. Tant que nous restons dans des sociétés organisées autour du profit et de la croissance, nous ne pourrons prendre le virage nécessaire.
Finalement, cela repose sur l’idée qu’il peut exister un découplage entre le point de PIB et les émissions carbone, et aujourd’hui certes il y a eu des débuts de découplage, mais ils ont été largement compensés par une augmentation du PIB. Aujourd’hui, cela n’est pas la solution, et il faut revoir le système même de croissance, selon lequel le profit est à la source du financement de toute protection sociale. Un Green New Deal n’est qu’un pansement, qui ne nous permet pas de rester en dessous de la barre des 1,5°C - il nous faudrait en effet réduire de 80% nos émissions de CO2 d’ici 2050.
Une solution pour mener ces réformes ne serait-elle pas de donner un rôle plus important aux institutions européennes, et particulièrement au Parlement européen ?
J’ai l’impression que dans la société, les citoyens sont davantage prêts que les gouvernements à prendre ce virage, et la démocratie directe est sûrement un moyen d’exprimer les désirs des citoyens. En revanche, je pense que la priorité est surtout de les rassurer : on constate bien la montée des nationalismes, on sent que nous sommes à un moment de basculement de notre monde. Face à ce basculement qui semble presque inévitable, il y a un moment de peur, de repli et donc de nationalisme. Pour éviter ce mouvement naturel, la solution est de rassurer ces personnes, notamment sur la manière dont elles vivront : cela sous-entend de renforcer la protection sociale, renforcer la solidarité, renforcer les contrats sociaux. C’est là que l’Europe a un rôle à jouer : elle peut aider les pays à aller plus loin dans leur contrat social, à protéger les plus vulnérables et à faire en sorte que les salaires les plus bas augmentent dans l’ensemble des pays par exemple. Malgré le terme souvent employé d’une “Europe sociale”, ces mesures n’existent aujourd’hui pas dans notre projet européen : on peut se poser la question si nous sommes capables de revoir notre contrat social pour réduire les inégalités d’une facteur de 1 à 5 par exemple.
Comment financer le renforcement de la protection sociale et la réduction des inégalités ?
Il y a deux réponses à apporter à cette question. La première, c’est que ne rien faire va nous coûter encore plus cher, et ce dans des proportions inimaginables. Le Covid a été une forme de prémisse de ce que pourraient être des crises majeures. Ensuite, ce qui pollue aujourd’hui le plus est gratuit, comme le CO2. Les personnes qui polluent le plus sont par ailleurs les personnes les plus riches de la société. Les 10% les plus riches n’ont cessé de s’enrichir tout au long de la dernière décennie - pourtant, ils sont ceux qui ont vu leurs impôts diminuer. Tout le système de financements repose ainsi sur les plus faibles, les classes moyennes et les premières classes supérieures. C’est une question de volonté : le jour où nous taxerons réellement le carbone, nous aurons une source de financement énorme. Ce n’est pas une question d’argent, mais plutôt une question de volonté politique et de projet de société.
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