Taxation numérique : qu’attendons-nous ?

, par Laurin Berresheim, Traduit par Estelle Beuve

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Taxation numérique : qu'attendons-nous ?
Photo : Markus Spiske

Les grandes multinationales du numérique comme Apple et Amazon ont été à plusieurs reprises impliquées dans des scandales fiscaux révélant comment ces entreprises évitent massivement le paiement d’impôts dans les pays où elles font leurs profits. Fait notable, la Commission a ordonné à Apple le reversement de 13 milliards d’euros à l’Irlande, après avoir remarqué la conclusion par l’entreprise d’un accord avec le gouvernement irlandais lui accordant un taux maximum d’impôt sur les sociétés à 1%. Ce n’est qu’un cas parmi d’autres qui illustre comment les entreprises du numérique évitent les taxes par le déménagement de leur siège social vers un pays à la fiscalité attractive ou en en construisant des structures complexes afin de rediriger leurs profits là où ils ne seront pas imposables.

Nous faisons face à un problème majeur de justice sociale, puisque ces entreprises ne contribuent pas équitablement aux revenus des pays d’où proviennent leurs profits. Cette situation est injuste non seulement vis-à-vis des citoyens mais aussi des plus petites entreprises traditionnelles qui n’ont pas les moyens d’échapper à l’impôt. La Commission européenne estime que les entreprises du numérique sont imposées dans l’Union européenne à un taux effectif de 9,5% en moyenne contre 23,2% pour les entreprises traditionnelles. De nombreux appels à réformer le système de taxation se sont déjà élevés et des propositions sont sur la table. Mais les négociations pour une solution à échelle internationale semblent au point mort : qu’attendons-nous ?

La promesse franco-allemande

Voici au moins quelqu’un qui n’a pas pu attendre :

The French government’s announcement that as of January, it is introducing a tax for digital giants without waiting for the entire EU to adopt it first.

Malgré les négociations en cours pour une taxe numérique européenne, le gouvernement français a décidé unilatéralement d’introduire une taxe sur les revenus tirés par les entreprises du numérique en France. La nouvelle taxe, entrant en vigueur en janvier 2019, ciblera les revenus tirés de la publicité en ligne et des ventes de données personnelles des utilisateurs. Elle générerait 500 millions d’euros de plus dans les caisses de l’Etat. Aucun doute, le gouvernement français a réagi à la pression des gilets jaunes pour montrer qu’il pouvait aussi être sévère à l’encontre des entreprises et prendre des mesures pour plus de justice sociale. Mais le statu quo des négociations au niveau européen peut aussi être à l’origine de cette décision.

Dommage pour Olaf Scholz, le ministre des Finances allemand, qui a fait l’éloge il y a moins d’un mois d’une prétendue avancée avec son homologue français sur une approche européenne commune :

Ces derniers temps, la taxe numérique était un des sujets prioritaires à l’agenda des deux pays. Dans la déclaration de Meseberg, résultat du sommet franco-allemand de juin 2018, ils se sont engagés à « parvenir d’ici à la fin de 2018 à un accord de l’UE sur une taxation équitable du numérique. ». Peu après l’élection en mai 2017 du président français, cette taxe figurait déjà à son agenda. En Allemagne, la coalition gouvernementale s’est engagée à soutenir une « taxation juste des grandes entreprises, en particulier des entreprises du numérique comme Google, Apple, Facebook et Amazon ». Angela Merkel a même reconnu le besoin de taxer les entreprises du numérique, y voyant « une question de justice pour l’avenir ».

Cependant, en novembre 2018, le ministre allemand des Finances a montré les premiers signes de recul face à l’idée initiale d’introduire un nouveau système de taxation adapté aux spécificités de l’économie digitale. Dans une tribune publiée dans Die Welt, il a préféré proposer un taux de taxation minimal qui assurerait que les entreprises du numérique paient leur part équitable d’impôt. Cette proposition est valable uniquement si le principal obstacle considéré à une taxation dans l’économie numérique est le fait que les entreprises ne sont pas attachées à un lieu de production, et qu’elles peuvent donc profiter des pays à plus faible imposition. En introduisant un taux minimum d’impôt sur les sociétés, les incitations des entreprises à quitter les lieux où elles réalisent leurs profits seront réduites. Mais, comme je l’expliquerai plus bas, je suis convaincu que cet impôt résoudrait le problème sous-jacent.

Finalement le tandem franco-allemand s’est accordé sur une proposition qui préparerait une imposition européenne sur la promotion publicitaire en ligne avec une taxation à 3% des revenus générés. Cette taxe entrerait en vigueur seulement en 2021 à moins qu’une « solution internationale soit trouvée », faisant référence aux discussions en cours à l’OCDE (aux contours pourtant flous dans la mesure où elles concerneraient une taxe digitale ou un taux minimal d’imposition). En d’autres termes : ajournons la décision à deux ou trois années et peut-être pourrons-nous esquiver de nouveau le sujet.

Quelle est la proposition de l’Union européenne ?

La proposition des partenaires franco-allemands est moins ambitieuse que la proposition déjà présentée en mars 2018 par la Commission européenne. Cette dernière suggère une approche en deux étapes : la première correspond à la création d’un impôt provisoire qui couvrirait les principales activités numériques qui échappent actuellement complètement à l’impôt dans l’UE. Cette taxe s’appliquerait aux profits tirés de la publicité en ligne, de la vente des données des utilisateurs et les activités intermédiaires telles que la fourniture d’une plateforme pour la vente de biens et de services.

A long terme, la proposition de l’UE introduirait le nouveau concept d’une « présence numérique » taxable. Ce concept inclut un certain nombre de critères qui permettraient d’établir si l’entreprise est ou non taxable dans un Etat membre de l’Union européenne, même si l’entreprise en question n’est pas physiquement installée dans ce pays. Les entreprises pour lesquelles une présence numérique serait caractérisée dans un Etat membre pourraient avoir leurs revenus taxés dans ledit pays.

La proposition de la Commission va bien plus loin que l’initiative franco-allemande, qui est pour l’essentiel une version édulcorée de l’impôt provisoire sur les services numériques limités à la publicité. Le point de départ ayant amené la Commission à proposer une taxe du numérique n’était pas que ces entreprises puissent facilement éviter les impôts en se déplaçant vers des pays à plus basse fiscalité. Le problème sous-jacent est plutôt lié à notre système actuel d’imposition des entreprises qui a été conçu à la fin du 19ème siècle pour une économie basée sur les entreprises "physiques" traditionnelles. Ce système est basé sur le principe qu’une entreprise est taxée là où son personnel et ses actifs se trouvent, c’est-à-dire là où la valeur est créée.

Mais ce fondement n’est pas adapté à l’économie numérique où de nouvelles formes de création se valeur ont émergé, par exemple la création de valeur par l’interaction avec les utilisateurs. Google, Amazon ou Facebook ne travaillent pas comme une entreprise traditionnelle qui crée simplement un produit et le vend ensuite à ses clients. Ces entreprises ne font pas payer l’utilisateur pour le service qu’elles offrent. La raison est que la réelle source de leurs revenus est générée par nos interactions avec leurs plateformes, lesquelles leur permettent de collecter des informations ou des données à grande échelle et d’influencer notre comportement en nous exposant à une information sélectionnée.

La taxe numérique proposée par la Commission était supposée régler cette nouvelle réalité économique. Un taux d’imposition minimal global, en revanche, ne règle qu’une partie du problème : il assure seulement que les entreprises paient des impôts, mais il ne dit rien sur le lieu de paiement et sur la façon dont le montant imposable sera calculé.

Une taxe du numérique vaut-elle le coup ?

Sans surprise, la proposition pour une taxe numérique est confrontée à de larges critiques, principalement venant de l’industrie. Un argument souvent avancé est que nous avons besoin d’une solution globale avant de nous lancer dans une approche unilatérale qui pourrait se révéler inefficace, et même mener à des mesures de rétorsion (en particulier de la part des Etats-Unis, où la plupart des entreprises de haute technologie sont basées). Cet argument rejoint la position allemande qui réclame en premier lieu un accord international. Le même argument a été avancé pour bloquer les négociations pour une taxation sur les transactions financières (qui reste par ailleurs toujours à l’agenda). Peu convaincant, car une des principales raisons pour lesquelles la Commission est arrivée avec sa propre proposition était que les négociations au niveau de l’OCDE (qui ont débuté en 2013) n’avançaient plus. Pendant ce temps, 11 Etats membres, dont la France, ont maintenant préparé ou déjà créé leur propre taxe, créant d’autant plus de fragmentation dans le système d’imposition européen.

Une argumentation plus subtile (présentée dans une étude réalisée par l’Institut allemand Ifo par exemple) pourrait expliquer la réticence allemande de suivre la proposition de la Commission. Les entreprises du numérique ne seraient pas les seules à avoir intégré les interactions avec les utilisateurs dans leur création de valeur. Par exemple, les constructeurs automobiles collectent aussi des données sur les utilisateurs de leurs véhicules pour améliorer leurs produits. Changer le système de taxation impliquerait que les entreprises automobiles allemandes qui exportent leurs véhicules aux Etats-Unis par exemple, seraient aussi taxées pour la collecte des informations aux Etats-Unis. Ainsi, le supplément de revenu généré par la taxation des entreprises du numérique étrangères serait compensé par la taxation d’entreprises locales actives dans d’autres secteurs.

Cependant, bien qu’il s’agisse d’une explication plausible de la réticence allemande (en prenant en considération que le calcul mentionné ci-dessus s’avère véridique, et pas seulement un argument fallacieux présenté par le lobby industriel pour mettre sous pression le gouvernement allemand), c’est un argument peu valable face à l’idée principale que l’économie digitale a révolutionné nos chaînes de valeurs et qu’un système juste de taxation devrait prendre en considération ces changements. A côté de cela, d’autres pays moins tournés à l’exportation et où les entreprises numériques internationales sont actives pourraient être moins convaincus par cet argument.

Finalement un argument soulevé au vu de la nouvelle proposition franco-allemande est que les revenus générés par une taxe digitale pourraient être très bas et seraient compensés par la lourdeur administrative de sa mise en œuvre. Etant donné qu’en vertu de l’actuelle proposition, la taxation serait en œuvre jusqu’en 2025, cela ne vaudrait pas le coup. J’admets que, n’étant pas un économiste, je ne peux pas me prononcer sur la façon dont ces calculs sont réalisés. Mais la Commission a admis que la seule taxe provisoire pourrait générer un supplément de 5 milliards d’euros par an, ce qui n’est pas rien. De plus, étant donné l’expansion rapide du secteur numérique, il est prévisible que les revenus augmenteront à long terme avec les adaptations adéquates. Enfin, chose non moins importante, l’argumentation se base principalement sur une version édulcorée du la proposition franco-allemande, laquelle a rétréci le champ d’application de l’impôt à la publicité en ligne.

Mais il est à souligner que, pour le moment, le Parlement européen a adopté au contraire une position qui prévoit un élargissement aux contenus en ligne (vidéos, audio, jeux…) et une augmentation du taux d’imposition de 3 à 5%.

En conclusion

Un collègue au Parlement, très connaisseur du milieu, décrivait la situation au Conseil de l’UE très précisément :

« C’est toujours difficile de dire »non« lorsqu’il s’agit d’une nouvelle proposition de taxation, car on interprète que vous êtes contre la justice et que vous êtes du côté des méchants. Alors généralement, ils disent »nous avons d’abord besoin d’une solution globale« , ce qui est de facto la même chose. »

C’est ce que l’Allemagne a fait jusqu’à présent, et c’est là que la France a cédé. En attendant, la grande proposition n’a pas encore été approuvée par tous les autres Etats membres. Etant donné la règle de l’unanimité sur la taxation au Conseil, nous pouvons encore attendre un moment avant de la voir approuvée.

Cependant, des politiques allemands du même parti que le ministre des Finances continuent de promettre un taxation juste de l’économie numérique, et l’avancent comme leur priorité (Andrea Nahles et plus récemment Martin Schulz). Personnellement, cette attitude me rend assez perplexe. Au final, la seule issue de sortie que j’aperçois est de se débarrasser de la règle de l’unanimité au Conseil et d’étendre le principe de co-décision pour impliquer le Parlement européen. Ainsi nous pourrons être sûrs d’obtenir des propositions plus ambitieuses sur les problèmes de taxation.

Une utopie ? Il est improbable que les Etats membres abandonneront bientôt un de leurs principaux domaines de souveraineté. Mais le Parlement a déjà suggéré d’introduire des mesures de taxation en vertu du droit de la concurrence (Article 116 du TFUE), qui impliquerait la co-décision. Cette tentative, dans un domaine très restreint pourrait peut-être créer un précédent et permettre de se pencher sur la volonté des Etats membres. Soyons optimistes.

 Site web de la Commission européenne : « Une fiscalité équitable de l’économie numérique »
 Service de recherche du Parlement européen (EPRS), Briefing on ‘Interim Digital Services Tax on Revenues from Certain Digital Services"->http://www.europarl.europa.eu/RegData/etudes/BRIE/2018/625132/EPRS_BRI(2018)625132_EN.pdf]
 Programme législatif de la taxe sur les services numériques

Cet article a été initialement publié sur le blog de Laurin Berresheim

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