Travailleurs frontaliers depuis la France : quel état des lieux ?

, par Théo Boucart

Travailleurs frontaliers depuis la France : quel état des lieux ?
Panneaux de signalisation à Luxembourg-ville. Photo : GilPe

ANALYSE. La France est le pays de l’Union européenne le plus concerné par les flux sortants de travailleurs frontaliers, majoritairement à destination de la Suisse, du Luxembourg et de l’Allemagne. Ce phénomène concerne toutefois l’Europe entière et est constitutif d’un marché de l’emploi intégré au niveau continental. Pour autant, de nombreux défis restent à relever.

« Quand on ferme soudainement une frontière, c’est comme comprimer un vaisseau sanguin ». Cette comparaison, formulée par le photographe Marco Kany dans un documentaire produit par l’Université de la Grande Région sur la fermeture des frontières entre la Sarre et la Moselle l’année dernière, s’applique surtout aux travailleurs frontaliers.

Quand bien même la frontière franco-allemande soit toujours officiellement ouverte depuis le 15 juin 2020, de nombreuses restrictions s’ajoutent à mesure que la pandémie de coronavirus reprend vigueur, notamment dans le département de la Moselle où un variant dit « anglais » sévit depuis plusieurs semaines. L’annonce faite fin mars par l’Allemagne de classer la France (hors Moselle) en « zone à forte incidence » (« Hochinzidenzgebiet ») ne permet évidemment pas d’envisager une amélioration de la situation. Le pays était déjà classé « zone à risque » (« Risikogebiet ») par Berlin depuis fin août 2020.

Pourtant, l’ensemble des mesures et autres incohérences qui en découlent (obligation d’effectuer des tests PCR tous les deux jours, possibilité d’une quarantaine de dix jours, double imposition sur le chômage partiel, …) frappent durement les travailleurs frontaliers qui le font savoir. Le Comité de défense des frontaliers de Moselle-Est appelle à manifester depuis début mars contre ces mesures « honteuses ». Pour autant, les restrictions imposées aux « Grenzpendler » pourraient faire l’objet d’assouplissements : des députés français et allemands ont demandé le 25 mars une réunion extraordinaire du Comité franco-allemand de coopération transfrontalière. Le secrétaire d’Etat aux Affaires européennes, Clément Beaune, doit également engager des négociations au nom du gouvernement français.

Hors de la zone frontalière franco-allemande, l’obligation d’effectuer régulièrement des tests PCR s’applique également pour entrer en Espagne, à Monaco et en Suisse (qui impose aussi des contrôles renforcés aux douanes, notamment entre Genève et la Haute-Savoie). En Belgique, une attestation dérogatoire est requise. La pandémie aura-t-elle des effets de long terme sur ces flux de travail, vitaux pour la France comme pour ses pays voisins ?

La France, pays des travailleurs frontaliers

Selon une étude de la Mission Opérationnelle Transfrontalière (MOT) datant de 2012, la France est de loin le pays de l’Union européenne qui envoie le plus de travailleurs frontaliers chez ses voisins. Ils étaient ainsi plus de 280000 en 2009. Sept ans plus tard, ils étaient plus de 380000 à en croire l’INSEE, soit une augmentation sensible, mais à prendre avec quelques précautions car il n’existe pas de comptabilité unique pour le moment. Ainsi, un rapport du Commissariat général à l’égalité des territoires comptabilisait 438000 travailleurs frontaliers en 2017. Toujours selon l’INSEE, les travailleurs à destination de la Suisse sont les plus nombreux (188000 travailleurs en 2016), suivie par le Luxembourg avec 78000 travailleurs (un doublement depuis 1999, alors que les statistiques luxembourgeoises affirmaient qu’il y avait 100000 frontaliers français fin 2018), l’Allemagne avec 46000 travailleurs, la Belgique avec 38000 travailleurs et Monaco avec 27000 personnes (soit presque 80% des salariés de la Principauté !).

Outre cette importance numérique, la France est également le pays de l’Union européenne dont le ratio entre flux sortants et entrants est le plus déséquilibré : les frontaliers de pays limitrophes sont en effet très peu nombreux à s’y rendre pour exercer une activité professionnelle. En 2011, l’INSEE dénombrait à peine 30000 travailleurs dans ce cas, la moitié provenant de Belgique. Parmi ces pays, seule l’Italie envoie plus de travailleurs chez le voisin français qu’elle ne reçoit de frontaliers hexagonaux. L’intensité des flux à travers les frontières du Nord par rapport à celles du Sud est dû à des facteurs socio-économiques (attractivité des salaires et des prestations sociales à destination des travailleurs frontaliers, fort besoin de main d’œuvre en Allemagne et au Luxembourg), tout comme géographiques (les frontières avec l’Italie ou l’Espagne sont très montagneuses, handicapant de ce fait la mobilité transfrontalière, mis à part le long des côtes). Cette mobilité est également favorisée par des structures transfrontalières de coopération, bien plus abouties au Nord (Conférence du Rhin supérieur et Grande Région) et favorisant l’apprentissage mutuelle des langues.

Il convient tout de même de nuancer quelque peu ces statistiques, dans la mesure où un certain nombre d’étrangers installés en France viennent travailler quotidiennement dans leur pays d’origine. Sur les 4000 frontaliers à destination de l’Espagne, 85% sont de nationalité espagnole. Environ 25% des frontaliers vers l’Allemagne et la Belgique serait en réalité des citoyens de ces pays. La problématique des « faux-frontaliers » qui déclarent leur résidence principale dans un pays différent d’où ils sont réellement, alimente également le débat public..

Importance structurelle dans certaines régions

Finalement, la part des frontaliers français parmi l’ensemble des travailleurs de France métropolitaine s’élève à moins de 2%, ce qui est peu, de sorte que cette catégorie professionnelle est régulièrement oubliée, notamment en période de COVID-19. Pourtant, de nombreux territoires jouxtant des frontières internationales sont très dépendants des flux de travailleurs. En 2016, l’Observatoire des territoires a publié une carte représentant ces zones. Le pays de Gex, entre le Jura français et le canton de Genève, voit ainsi plus de la moitié de sa population active partir en Suisse. Les régions de Thionville et Longwy sont dans le même cas pour le Luxembourg. Dans la région de Menton, près de 25% des travailleurs vont à Monaco.

Il serait pourtant erroné de penser que ces flux n’auraient qu’un intérêt du côté français. Les économies suisse, luxembourgeoise et monégasque en particulier sont également dépendantes de cette main d’œuvre qualifiée. Selon une étude helvético-lorraine, les salariés venant du Grand Est représentent la grande majorité dans les secteurs de la construction et de l’industrie au Luxembourg. Ceux-ci sont également très présents dans la santé ou la finance, des secteurs cruciaux pour l’économie grand-ducale. En Suisse, cette importance se fait également ressentir : 20% du PIB de Genève est généré par les frontaliers.

Une tendance à la baisse vers l’Allemagne

En affinant davantage l’analyse, il faut noter que les dynamiques d’emploi transfrontalier diffèrent d’une région à une autre. Alors que les travailleurs français à destination de la Suisse et surtout du Luxembourg sont de plus en plus nombreux, ce n’est pas le cas pour l’Allemagne. Une étude de la Regio Basiliensis de 2020 a montré que les flux vers l’outre-Rhin avaient diminué de près de 14% entre 2003 et 2018, même s’ils sont de nouveau à la hausse depuis 2013. Seul le territoire de l’Eurodistrict Strasbourg-Ortenau connaît une augmentation structurelle de ces flux. Au niveau de la région trinationale du Rhin supérieur, le nombre de frontaliers a connu une hausse de 13%, due à l’explosion du nombre d’Allemands travaillant dans les deux cantons de Bâle et en Argovie.

Cette baisse entre la France et l’Allemagne peut être causée car des mutations dans les secteurs économiques. Selon une carte produite par la MOT, les ouvriers, de moins en moins nombreux, seraient très représentés parmi les travailleurs à destination de l’Allemagne (20% des frontaliers vers l’Allemagne a en outre plus de 55 ans), alors que la Suisse et le Luxembourg captent des flux plus diversifiés, avec une importance pour les employés, les professions intermédiaires et les cadres supérieurs. Les frontières du Sud voient quant à elle une surreprésentation des artisans.

Sécurité sociale, double imposition… cela vaut-il encore la peine d’être frontalier ?

Une fois cette analyse quantitative et qualitative effectuée, peut-être serait-il opportun de se poser la question suivante : qu’appelle-t-on « travailleur frontalier » ? La question est loin d’être anodine, car de là découle des statistiques différentes, mais aussi des considérations administratives plus ou moins complexes. La réglementation européenne définit le travailleur frontalier comme une « personne habitant dans un Etat membre et exerçant une activité professionnelle, salariée ou non, dans un autre Etat membre, bénéficiant de ce fait des mêmes prestations sociales dans le pays employeurs que les travailleurs locaux ». Un statut donc plus avantageux que celui de « migrant ».

La situation se complexifie dès lors que l’on aborde l’aspect fiscal. Puisque l’Union n’a pas de compétence propre concernant la fiscalité, celle-ci est abordée en fonction d’accord bilatéraux signés entre les pays. La définition d’un travailleur frontalier s’en trouve donc changée : conformément à la convention bilatérale franco-allemande, est qualifié de tel toute personne habitant les départements de la Moselle, du Bas-Rhin et du Haut-Rhin et travaillant en Allemagne (ou inversement), mais dans une zone allant jusqu’à 30 kilomètres de la frontière. Ces conventions ont pour objectif principal d’éviter la double imposition des salaires transfrontaliers, chaque pays se réservant le droit d’y faire des prélèvements.

Là encore, les dispositions évoluent en fonction des accords bilatéraux : imposition dans le pays de résidence, imposition à la source, double imposition selon des limites bien définies… Sans parler des mécanismes de compensations fiscales transfrontalières, véritable pomme de discorde dans certains cas, notamment entre le France, l’Allemagne et le Luxembourg.

En bref, le statut de travailleur frontalier implique une bonne connaissance des arcanes administratives, et ceci particulièrement en période de COVID-19. Le problème de la double imposition du chômage partiel entre la France et l’Allemagne en est l’un des exemples les plus récents. De là à renoncer au statut de frontalier afin d’opter pour celui de résident ? C’est ce que laisse entendre une étude suisse qui montre que résider et travailler en Suisse est bien plus avantageux que de vivre en France.

Pour autant, ces flux transfrontaliers sont le symbole même de l’intégration d’un marché du travail européen en construction. Un marché bien plus intégré en Europe occidentale, quand bien même les travailleurs frontaliers concernent toute l’Union européenne. Il s’agit donc d’un acquis fondamental en cette période de restrictions à la circulation sur tout le continent.

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