Des relations bilatérales empoisonnées depuis Maïdan
Il n’est sans doute pas vain de le rappeler, en 2014, dans la foulée de Maïdan, la révolution ukrainienne entreprise suite au refus de Viktor Yanoukovitch de signer l’accord de Partenariat Oriental, la Fédération de Russie a procédé aux annexions express de la Crimée et du Donbass, sentant perdre un gouvernement satellite. Des annexions légitimées par une propagande sur les télévisions russes ayant droit de diffusion sur le sol ukrainien de pointer du doigt Maïdan comme une « révolution fasciste », « anti-russe », prétextant une menace imminente contre les russophones pour intervenir. Le tout validé par des référendums ne respectant aucun des standards internationaux et dénoncés par la communauté internationale [1] [2]. Depuis 2014, Les deux pays s’affrontent dans le Donbass, malgré deux cessez-le-feu négociés sous le format « Normandie » reposant sur les accords de Minsk I et Minsk II.
Le pont du Kertch, reliant la Crimée au Kouban, et ce malgré le refus de reconnaissance internationale de l’annexion fait, de facto, que la Russie gère « ses eaux territoriales » et empêche fortement les navires ukrainiens de pouvoir accéder à la mer d’Azov. Le Viaduc ayant été construit assez bas, il empêche les cargos d’approvisionner le port commercial de Marioupol. Il faut aussi citer les « petits hommes verts » amenés dans le Donbass, sous couvert de convois humanitaires ou qui sont apparus sans insignes en Crimée. En Décembre 2016, la centrale électrique de Kiev a été victime d’un piratage qui a mis hors d’usage le système électrique pendant une heure, et les suspicions s’orientent vers le voisin russe.
C’est la guerre hybride ou « Doctrine Gerasimov », héritée des tactiques de renseignement soviétique de feu le KGB (exemple ici, ici et ici à 30’27). C’est l’utilisation de tous les moyens non-militaires qui permettent de déstabiliser un pays ennemi : piratages, fake news, médias dédiés (RT, Sputnik), soutien des personnalités politiques ou autres pour faire entrer ses idées dans ledit pays et déstabilisation en temps d’élection. Et c’est le cas en Ukraine où nombre de médias pro-Kremlin ont été interdit de diffusion à cause de leur propagande. En Ukraine, où le Parti des régions, la plateforme d’opposition pour la vie, sont loyaux envers la Russie et qu’une personnalité sulfureuse, Viktor Medvedchuk, parrain de la fille de Vladimir Poutine, a encore une influence substantielle sur la vie politique et médiatique ukrainienne, tout comme d’autres citoyens ukrainiens et russes visés par les sanctions ukrainiennes. Même si le Ministre des Affaires Etrangères Ukrainien, Dmytro Kuleba, réaffirme la volonté de l’exécutif Ukrainien de règlement diplomatique via un format Normandie en ce qui concerne le Donbass, les différends juridiques et diplomatiques restent nombreux.
Un nouveau recours à la CEDH
L’Ukraine et la Russie sont déjà au cœur de trois autres affaires qui les opposent devant la Cour de Strasbourg. Les requêtes interétatiques entre Ukraine et Russie incluent pêle-mêle : le crash du vol MH-17 de la Malaysian Airlines (porté conjointement avec les Pays-Bas) [3], la situation en Crimée [4] et l’incident naval qu’il y a eu dans le Kertch entre navires militaires ukrainiens et russes [5].
Le 19 février 2021, l’Ukraine a donc déposé une nouvelle requête interétatique (Article 33 CESDH) enregistrée sous le n°. 10691/21. L’Ukraine accuse la Russie d’assassiner des opposants politiques sur le sol russe et dans d’autres pays du Conseil de l’Europe en dehors de tout conflit armé, en s’appuyant sur l’Article 2 CESDH (Droit à la vie). L’Ukraine va même plus loin en pointant « une pratique administrative, de la part de la Fédération de Russie, consistant à ne pas mener d’enquêtes sur ces opérations d’assassinats, et à organiser délibérément des opérations de dissimulation visant à contrecarrer les efforts visant à trouver les responsables ».
Une pratique dont on a déjà pu observer les conséquences tragiques. En Russie, avec le meurtre d’Anna Politkovskaïa, tuée par balle dans l’ascenseur de son immeuble. Elle dénonçait les crimes de la deuxième guerre de Tchétchénie, menée par Poutine, alors Premier Ministre à l’époque. Ou encore l’assassinat de Boris Nemtsov, ancien vice-Premier Ministre sous Boris Elstine, abattu le 27 Février2015 à deux pas du Kremlin, alors qu’il allait rendre un rapport accablant sur l’implication de la Russie en Crimée et au Donbass. Ou plus récemment, la tentative d’empoisonnement sur Alexeï Navalny, alors qu’il revenait d’un voyage à l’Est du pays. Mais aussi en Angleterre et en Allemagne. En Angleterre d’abord avec l’assassinat de l’ex-espion Aleksandr Litvinenko au polonium 210 à Londres en 2006. Un scénario qui s’est répété le 4 Mars 2018 avec l’empoisonnement de l’ex-espion russe Sergueï Skripal et sa fille Youlia avec l’usage d’un agent innervant de type Novitchok, qui aura cette fois échoué. Quelques mois plus tard, on découvrira que la cellule du GRU (renseignement militaire russe) en charge de l’opération était tranquillement installée en Haute-Savoie. En Allemagne, c’est Tornike Kavtarashvili, un ressortissant Géorgien d’origine Tchétchène qui a été abattu dans un parc de Berlin, en plein jour, en août 2019,un assassinat que l’exécutif Allemand attribue à la Russie.
Mais est-ce que la Russie répondra-t-elle favorablement à la décision de la CEDH en cas de condamnation ? Rien n’est moins sûr…
La Russie, un acteur diplomatique cavalier
La Russie est très habituée à prendre des coups mais surtout à les rendre. Les tentatives de normalisation du dialogue avec l’exécutif russe échouent une à une face à la volonté de la Fédération de Russie de n’obéir qu’à elle-même et d’appliquer sa propre vision des choses. De nombreuses fois, les mesures de rétorsion ont vu une réplique souvent inattendue de la part des occidentaux. La procureure de la Cour Pénale Internationale (CPI) menace de poursuivre la Russie pour les annexions de l’Abkhazie et de l’Ossétie du Sud ? Elle se retire du traité établissant la CPI (qu’elle avait signé mais pas ratifié), pouvant arguer de la non-participation des Etats-Unis et la non-extradition de ses ressortissants. Elle répond aussi aux enquêtes lancées à l’encontre de son allié Syrien, Bachar Al-Assad, dont les crimes de guerre sont étayés, mais aussi contre la Société Militaire Privée (SMP) le « Groupe Wagner », et toutes les potentielles actions de l’O.N.U. concernant de près ou de loin les actions internationales de la Russie, en déclenchant toujours un veto au conseil de sécurité.
Au Conseil de l’Europe ? Les Etats membres ont voté la suspension du droit de vote des représentants russes à l’Assemblée Parlementaire du Conseil de l’Europe en guise de sanction suite aux annexions de la Crimée et du Donbass. La diplomatie russe a alors fait du chantage à la contribution financière, mettant en péril le fonds européens pour la jeunesse du Conseil de l’Europe. Contraints par le fait qu’un retrait du Conseil de l’Europe mettrait en danger les dissidents russes, les Etats membres du Conseil de l’Europe votent le retour de la Russie, au grand désarroi des Ukrainiens, des pays Baltes et du Royaume-Uni.
Dernièrement, c’est le cas Navalny qui a agité les relations diplomatiques entre occident et Russie. Empoisonné alors qu’il revenait d’un voyage en Sibérie, le principal opposant à Vladimir Poutine a été transporté en Allemagne pour être soigné. Une sortie du territoire qui lui était interdite puisqu’il était en liberté conditionnelle dans l’affaire « Yves Rocher ». Il est condamné deux ans et huit mois à la colonie pénitentiaire. La CEDH a demandé la libération d’Alexeï Navalny, ce à quoi Moscou a rétorqué que c’était de l’ingérence. Le climax, c’est cette conférence de presse avec le Haut-Représentant aux Affaires Etrangères de l’Union Européenne, Josep Borrell, et le Ministre Russe des Affaires Etrangères, Sergueï Lavrov. Ce dernier annonce en direct devant la presse l’expulsion de plusieurs diplomates européens (Allemands, Suédois et Polonais) pour avoir participé à des manifestations pro-Navalny, sans en avoir discuté avec son interlocuteur préalablement.
La Russie d’aujourd’hui n’emploie que l’humiliation et les coups de menton face à une diplomatie européenne faible et atomisée, incapable d’avoir un avis tranché sur Nord Stream 2 par exemple, qui permettrait à la Russie d’accroitre un peu plus la dépendance des Européens aux énergies russes, mais aussi d’isoler encore un peu plus l’Ukraine, en faisant donc un levier diplomatique supplémentaire pour le Kremlin. Et toute sanction ne fait que renforcer le discours patriotique de Vladimir Poutine, dont la longévité tient plus au manque d’alternative crédible en capacité de se présenter aux élections qu’à la situation économique qu’affronte le pays. Une situation qui lui permet de légitimer une bonne partie de ses actions en réponse aux attaques de l’occident.
On peut donc deviner que même si la Cour Européenne des Droits de l’Homme condamne la Russie dans tous ces dossiers, la Russie ne tiendra probablement pas compte de la condamnation et claquera, à terme, la porte d’un des ultimes recours juridiques possibles des dissidents dans un pays où les Droits de l’Homme sont les plus restreints.
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