Un tram entre Kehl et Strasbourg, renaissance du « monde d’hier » ?

, par Hervé Moritz

Un tram entre Kehl et Strasbourg, renaissance du « monde d'hier » ?
CC Wiki Paul Sladen

Strasbourg et Kehl inauguraient il y a quelques jours un tram entre les deux rives du Rhin. Si ce n’est pas la première fois dans l’histoire, ce symbole trouve une résonnance toute particulière en cette fin d’entre-deux-tours.

Le weekend dernier, les Strasbourgeois et les habitants de la ville jumelle de Kehl, de l’autre côté du Rhin, ont inauguré le prolongement de la ligne de tram D, passant le Rhin.

Tout au long du weekend, les 29 et 30 avril, les habitants des deux rives, habitants de l’Eurodistrict, ont célébré l’événement grâce à la « Tramfest » au programme varié et éclectique, à la fois familial, à la fois « underground », laissant présager le futur du quartier du port du Rhin, qui devrait devenir dans les années à venir le nouveau lieu nocturne, culturel et alternatif de la capitale européenne.

Les douceurs des bords du Rhin redessinés, l’ambiance conviviale et familiale, la douceur de vivre en Europe et en paix ont donné à ce weekend rhénan ensoleillé un goût bien particulier.

Cette douceur de vivre tranche avec le climat actuel qui règne. La menace terroriste pesante et l’état d’urgence qui dure en France maintiennent cette atmosphère d’angoisse, de tensions, de méfiance et parfois de peur. C’est dans ce contexte qu’ont évolué les candidats à la présidence de la République ces dernières semaines. A l’issue du premier tour, Emmanuel Macron et Marine Le Pen continuent leur combat pour leur projet respectif. Des projets que tout oppose sur la France comme sur l’Europe.

Dans cette situation, qui remet sur le devant de la scène le Front National et sa championne, qui déchaîne les discours haineux de l’extrême droite française, qui révèle toute la puissance des mouvements populistes et rétrogrades sur le terrain comme en ligne, la parenthèse strasbourgeoise fut toute particulière.

Le souvenir du « Monde d’hier »

Après plusieurs années de travaux coûteux, le tram enjambe à nouveau le fleuve, comme il y a presque un siècle. Pour autant, ce n’est pas la première fois qu’un tramway franchit le Rhin.

En effet, le Reich allemand, né en 1871, comptant dans ses nouveaux territoires l’Alsace-Lorraine, avait construit entre les deux rives du Rhin une ligne de tramway. En 1918, le démantèlement de la ligne allait de pair avec le retour de l’Alsace-Lorraine à la France. Les deux rives du Rhin sont alors à l’époque des zones tampons entre les deux ennemis héréditaires de l’Europe occidentale. La construction européenne et la réconciliation franco-allemande ont permis après 1945 aux habitants des deux rives du fleuve de peu à peu renouer leurs relations séculaires. La réouverture d’une ligne de tramway entre les deux villes rappelle que les Européens construisent encore un avenir commun de paix malgré les crises que le projet européen traverse.

Le premier tramway reliant Kehl et Strasbourg, avant sa destruction en 1918.

Stefan Zweig, l’Européen, le cosmopolite qui a illuminé le début du siècle dernier, racontait le « monde d’hier » dans son ouvrage du même nom, les souvenirs de l’Europe avant les deux conflits mondiaux, celui pour l’écrivain d’une Vienne rayonnante, attirant les artistes et les scientifiques du monde entier. La même époque que la première ligne qui traversait le Rhin. Et Zweig a connu la chute de ce monde insouciant sous les coups des nationalistes et des belliqueux.

«  Contre ma volonté, j’ai été le témoin de la plus effroyable défaite de la raison et du plus sauvage triomphe de la brutalité qu’atteste la chronique des temps ; jamais — ce n’est aucunement avec orgueil que je le consigne, mais avec honte — une génération n’est tombée comme la nôtre d’un telle élévation spirituelle dans une telle décadence morale. »

Goûtons la douceur du « monde d’hier »

Il nous arrive parfois, en tant que militants européens, de goûter à nouveau à l’amertume d’un monde que nous voyons divisés, en proie aux guerres et conflits, à la pauvreté et à la violence. Nous oublions tant les victoires des décennies précédentes, qui ont construit pierre après pierre l’Union pacifique, certes imparfaite, que nous connaissons aujourd’hui. Si Zweig avait pu découvrir ce que les Européens ont accompli depuis plus de 70 ans, il aurait sans doute œuvré activement à l’émergence d’un nouveau « monde d’hier ».

Inaugurer ce tram, ce symbole de l’amitié franco-allemande, d’une Europe concrète, pacifique et proche des problématiques de ses citoyens, ce symbole de fraternité entre des citoyens des deux rives du Rhin, fut un acte presque anodin et pourtant si puissant dans cet entre-deux-tours. Une bouffée positive, un message simple qui rappelle que les réalisations concrètes et locales de l’Europe font parfois progresser bien plus l’idée européenne que les grands discours.

L’inauguration du tram fut en quelque sorte la renaissance, l’espace de quelques jours, du « monde d’hier », d’un temps de l’insouciance et de douceur de vivre où des citoyens cosmopolites œuvraient pour un monde de paix et de progrès, un monde que Stefan Zweig a vu sombrer, mais n’a pas eu la chance de voir renaître.

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