Pour la présidence estonienne, « on a voulu rester très efficace […] Il ne fallait pas être trop ambitieux ! »
Le Taurillon (LT) : Monsieur l’Ambassadeur, merci de m’accueillir ici, à l’Ambassade d’Estonie. Ma première question concerne la présidence estonienne du Conseil de l’UE qui a eu lieu l’année dernière. Quel est le bilan général de cette présidence ? Sur quels dossiers avez-vous le plus avancé ?
Alar Streimann (AS) : Il faut tout d’abord dire que notre présidence a été ponctuée de nombreux évènements inattendus. Tout d’abord, c’était le Royaume-Uni qui devait prendre en charge la présidence du Conseil de juillet 2017 à janvier 2018, mais avec le Brexit, ça n’était pas possible et l’Estonie a dû prendre en charge la présidence plus tôt que prévu. Les préparations ont dû être rapides et d’envergure, mais au final je pense qu’on y est arrivés. Dans le monde instable qui est le nôtre aujourd’hui, des évènements peuvent bouleverser le déroulement des discussions en Europe, comme la crise des migrants, la relation compliquée avec les États-Unis et la Russie ou la guerre au Moyen-Orient. Tout cela a laissé son empreinte sur la présidence et a provoqué des changements sur notre agenda.
Concernant les dossiers, on a d’abord réussi à créer une coopération structurée permanente (CSP) dans le domaine de la défense. C’est la première fois qu’on a créé un vrai consensus autour de ce sujet. Il faut encore établir une feuille de route concrète mais c’est un succès politique. Un autre thème sur lequel on a avancé, particulièrement pour l’Estonie, c’est le marché unique du numérique. C’est particulièrement important car internet ne connait pas de frontières internes. La fiscalité du numérique apparaît de ce fait comme un défi incontournable. Nous avons organisé le premier sommet du numérique rassemblant les chefs d’État et de gouvernements pour échanger dans une atmosphère ouverte et franche. Je pense que ça a été très apprécié car tous les chefs d’Etat et de gouvernement y ont participé, sauf Mariano Rajoy qui devait faire face à la crise catalane. La directive sur les travailleurs détachés a été également amendée au terme de négociations très difficiles. L’Estonie a pu jouer un rôle de médiateur entre la France et les pays d’Europe centrale. Il y a eu beaucoup de sujets en réalité. L’Estonie a travaillé sur 377 dossiers. Certains avaient été « légués » par les présidences précédentes. On n’a pas voulu rajouter beaucoup de choses. Le processus législatif est complexe et prend du temps. On a voulu rester très efficace et avancer sur les sujets en cours. Il ne fallait pas être trop ambitieux !
LT : Comment avez-vous travaillé avec la Bulgarie et l’Autriche (les deux autres membres de la « Troïka » du Conseil) pour préparer la présidence ? Vos différentes priorités se sont-elles accordées ?
AS : C’est plutôt une question technique qu’il faut poser à mes collègues à Bruxelles ! (rires) On commence bien sûr à travailler en amont avec les deux autres pays pour établir les grandes lignes. Chaque présidence établit néanmoins ses priorités finales seulement un ou deux mois à l’avance. Il faut rappeler qu’aujourd’hui, la présidence du Conseil coordonne la vie législative quotidienne et représente un énorme travail technique qui est difficile d’expliquer aux citoyens. Pour l’Estonie, il s’agissait de la première présidence du Conseil. Encore une fois, on ne voulait pas être trop ambitieux, on a voulu avancer sur les sujets en cours, débloquer certains dossiers. La Bulgarie et l’Autriche ont d’autres priorités bien entendu, mais nous nous sommes projetés à plus long terme. Nous sommes en effet en train de négocier le prochain cadre financier pluriannuel (CFP), quelque chose de très technique et politiquement sensible, en particulier concernant l’agriculture. L’Estonie a fait des propositions par rapport à ça, les agriculteurs estoniens reçoivent en moyenne deux fois moins de subventions que les autres pays. Quatorze ans après l’adhésion à l’UE, peut-on parler de solidarité ?!
LT : Comment les Estoniens ont-ils jugé le bilan de la présidence estonienne ? L’Union européenne est-elle mieux connue en Estonie grâce à cette présidence ?
AS : C’est une question intéressante, et ma réponse sera oui. De nombreuses personnes ont travaillé pour cette présidence et Tallinn, qui est une petite capitale, a accueilli de nombreuses festivités et vu passer de nombreux experts européens. Ça a été une période très positive pour le tourisme notamment, on a profité de cette occasion pour faire découvrir l’Estonie à nos collègues dont c’était la première fois dans notre pays. On a par exemple emmené des délégations dans les paysages de tourbières pour parler environnement et biodiversité ! Les Estoniens ont accueilli la présidence de manière positive car l’Estonie est un pays peu connu et excentré en Europe.
« L’Estonie est un pays qui respecte les droits des minorités »
LT : Passons au sujet de la coopération régionale. Curieusement, la coopération entre l’Estonie, la Lettonie et la Lituanie est peu développée (à part l’assemblée balte), ce qui contraste avec le cadre de coopération très dense au niveau de la mer baltique dans lequel l’Estonie est pleinement intégrée. Comment expliquez-vous cette différence ?
AS : Votre remarque est très intéressante mais il faudrait la nuancer. La coopération au niveau baltique est certes très dynamique, les échanges entre les trois pays baltes et les autres pays nordiques comme la Suède, le Danemark et la Finlande sont très nombreux grâce à l’Union européenne. On se rencontre avant presque toutes les grandes réunions européennes, pas forcément pour coordonner nos décisions mais juste pour échanger nos vues. Nous sommes tous des petits pays et nous avons des problèmes très spécifiques dans notre région, comme la pollution maritime ou la sécurité. Ces problèmes sont sans doute différemment pris en compte par rapport à l’Europe du Sud.
Pour confirmer votre remarque, je vais citer des exemples historiques : la Lituanie a pendant très longtemps été en Union avec la Pologne, les deux pays sont catholiques. L’Estonie et la Lettonie, deux pays protestants, ont été pendant longtemps sous le contrôle de la Suède. Les deux situations étaient très différentes. Cela a néanmoins changé après la Seconde Guerre mondiale et après la fin de l’occupation soviétique, en 1991. Les trois pays baltes qui ont recouvré leur indépendance ont commencé à coopérer ensemble car les défis étaient les mêmes. Cet état d’esprit est resté et la coopération balte est beaucoup plus dynamique qu’avant la guerre. Les rencontres informelles sont nombreuses, il suffit parfois de téléphoner à son homologue à Riga ou Vilnius. Voilà peut-être pourquoi on a l’impression que les trois baltes ne coopèrent pas autant que dans le cadre baltique. La coopération formelle n’est pas forcément nécessaire, les positions sont souvent proches sans négocier, en particulier dans la sécurité régionale. Le fait d’avoir une frontière commune avec la Russie est très particulier, c’est quelque chose d’assez difficile à comprendre pour les Français, si vous aviez une frontière commune avec la Russie, vous pourriez mieux comprendre ! (rires). L’environnement est encore une fois un problème commun pour les trois pays baltes, la pollution datant de l’ère soviétique est encore assez présente.
LT : L’intégration de l’Estonie dans les structures euro-atlantiques s’est certainement faite au détriment de la minorité russophone, notamment dans l’Est du pays. Quelle la situation en 2018 ? La minorité est-elle bien intégrée dans son ensemble ?
AS : Pourquoi dites-vous que cette intégration s’est faite au détriment de cette minorité ?
LT : Beaucoup de Russophones n’ont par exemple pas obtenu la nationalité estonienne après 1991, le concept de nation et d’identité en Estonie est extrêmement important et beaucoup de Russophones se sont peut-être retrouvés délaissés par les nouvelles autorités estoniennes. Certaines semblent même sensibles au discours du Kremlin.
AS : Il faut savoir faire la distinction entre l’obtention de la nationalité et tous les autres droits qui sont garantis à tous les résidents en Estonie. Il n’existe aucune restriction sur le marché du travail ou sur le plan des aides sociales. En revanche, pour voter au niveau national, il faut avoir la nationalité estonienne. Il faut souligner que tous les résidents russophones restés en Estonie après 1991 ont toujours eu la possibilité d’obtenir la nationalité russe automatiquement. S’ils ne veulent pas ni la nationalité russe, ni la nationalité estonienne, alors ils restent en Estonie s’ils veulent. Pour ceux qui veulent obtenir la nationalité estonienne, il faut passer des tests de langue et de culture estoniennes, ainsi qu’avoir vécu au moins cinq ans en Estonie. Ce n’est pas très difficile. A l’heure actuelle, 1/3 des étrangers ont adopté la nationalité estonienne, 1/3 la nationalité russe et 1/3 reste indécis. Le plus important dans tout cela, c’est qu’on ne force pas ces personnes à décider quoi que ce soit. C’est très clair, il y a des pays européens dans l’Histoire qui ont forcé une population à s’assimiler mais l’Estonie est un pays qui respecte les droits des minorités.
« Psychologiquement, c’est très important d’appartenir à l’Union européenne »
LT : Dernière question à présent, cela fait quatorze ans que l’Estonie est membre de l’UE et sept ans de la zone euro. Le bilan est-il très positif ou existe-t-il des ombres au tableau, notamment liées à la crise financière ?
AS : Je crois que chaque personne en Estonie aura sa propre opinion sur la question. Si on prend les résultats de certains sondages d’opinion, plus de 60% des Estoniens ont une bonne opinion de l’UE. Personnellement, je pense que cela vient du fait d’avoir l’impression d’appartenir à une grande famille. Les Français auront peut-être du mal à comprendre car vous êtes un grand pays avec relativement peu de menaces extérieures, mais pour un petit pays à l’histoire douloureuse, voir des amis et des alliés sur des sujets sécuritaires ou financiers est psychologiquement très important. C’est la même chose pour l’euro. L’économie estonienne a été intégrée dans un ensemble économique et financier très important. Celle-ci est très ouverte sur l’extérieure et dépend du commerce international. De ce point de vue, l’euro a été très positif. La monnaie a aussi un aspect identitaire très important. En France, beaucoup de gens parlent encore du franc ! (rires) C’était aussi le cas pour nous quand on a adopté la couronne estonienne après l’indépendance. On a eu peur que le début de l’euro serait difficile de ce point de vue-là, mais ça n’a pas été le cas. Aujourd’hui les Estoniens peuvent aussi voyager beaucoup plus facilement grâce à la monnaie unique. La crise financière de 2008 a été très, très difficile. Les salaires ont beaucoup baissé. Mais il fallait retrouver très vite la confiance des marchés pour intégrer l’euro. Le fait que l’Estonie soit l’un des pays au déficit public le plus faible a aidé à se relever de la crise.
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